CD. Stravinsky : Le Sacre du printemps, 1947. Teodor Currentzis, MusicAeterna, 2013, 1 cd Sony classical). Tout est fait dans ce nouveau cd pour brouiller les cartes et provoquer l’acuité critique de l’auditeur. La couverture dérange en son alignement optique trouble et courbe comme un Vasarely pointilleux critique acide, ou une figure mouvante et géométrique qui dérange l’oeil : Teodor Currentzis, lui dérange l’oreille et au-delà l’écoute/. Une vision plus soutenue décèle cachées sous cette grille, les lettres du titre : « CURRENTZIS STRAVINSKY ». Le chef vedette de l’écurie Sony classical réitère un coup d’éclat, un coup de maître ici, alors qu’il parachève son intégrale de la trilogie Mozart / Da Ponte (et avec le même fabuleux orchestre : Le Nozze di Figaro puis Cosi fan tutte font toujours débat… on attend Don Giovanni courant 2016).
Aucune œuvre n’a mieux pressenti les secousses telluriques de son époque que Le Sacre du Printemps, entre sauvagerie et gouffres poétique, sensualité instrumentale et abstraction musicale. La partition de Stravinsky que le chef d’origine grecque a choisi est celle de 1947, plus instrumentalement calibrée, plus incisive dans sa portée musicale aux timbres affinés, à l’équilibre des pupitres plus homogènes et plus mordants aussi, est enregistrée à Cologne en octobre 2013. La vitalité caractérisée des instrumentistes de MusicAeterna fait merveille dans la ciselure symphonique avec une acuité gorgée d’énergie, de précision et de souffle dramatique qui font du ballet imaginé par Stravinsky à Paris pour Diaghilev, la partition la plus moderne et la plus visionnaire du XXè. Tout cela fourmille d’idées, d’éclats, d’éclairs sertis au service d’une vision allante et poétique, où enjeu premier de l’ouvrage, l’éloquence orgasmique voire extatique des instruments requis est mise en avant : exposée, optimisée, radicalisée : la Danse des adolescentes est rugueuse et étincelante, habitée par les convulsions primitives que souhaitaient le compositeur en imaginant son ballet inspiré par l’idée d’un paganisme des premiers âges. Les Rondes printanières où convulsent les cordes, rugissent les cuivres, font entendre la grande crispation de la terre matricielle et le jaillissement des énergies primitives : ce Sacre organique dont les palpitations régulières obligent l’orchestre à tout donner (frénésie et aspiration, enfin résonance sauvage des Jeux des cités rivales). Puis c’est l’immersion dans le mystère le plus léthal du sage et de son Cortège, avant la dernière convulsion la plus engageante et ses frottements inouïes aux cordes dans une Danse de la terre qui semble concentrer la vitalité de toutes les forces rassemblées.
La Sacrifice débute comme le décompte d’un champs de ruines, nocturne et dépressif (la séquence la plus longue du ballet) à mesure que s’étend une ombre menaçante et mystérieuse et qui s’achève par une courte phrase de conclusion au violoncelle : l’ivresse éperdue du Cercle mystérieux des adolescentes, entre apaisement (flûte, clarinettes…) et inquiétude fait toute la valeur de la séquence suivante… Avec la Glorification de l’Elue (triste désignation jusqu’à son sacrifice finale), les spasmes de l’orchestre redoublent entre hystérie sanguinaire et derniers cris de la victime consciente de son futur sacrifice.
L’action rituelle des Ancêtres se fait danse sacrificielle aux lueurs secrètes d’une dangereuse séduction à 1’05 : de la flûte au basson, c’est un décompte méticuleux qui cache son intention criminelle… avant le déferlement de la Danse sacrale finale : où Sacre signifie sacrifice et pour l’orchestre,un défi permanent aux équilibres redoutables, à la mise en place rythmique éruptive autant que millimétrée (en deux séquences symétriques avec une courte respiration, brêve pause à 2’57, avant la mise à mort de l’adolescente ainsi désignée).
Intention. Les mots intentionnels de Teordor Currentzis pour expliquer son approche sont « sacre » évidemment, subconscient et délire, « steppe de l’art tribal », où le printemps éternel revient cycliquement par un sacrifice « cruel et vertical », une révolution, une rupture rédemptrice ; de fait dans la Danse sacrale finale, on ne pense pas barbarie mais bien régénération et ascension vers la lumière. Une rampe de plus en plus éblouissante. Currentzis dans sa préface assez sybilline où curieusement prophétique, il laisse aller son admiration lyrique pour Stravinsky dont l’audace et la vérité ont réinscrit l’esprit rural (celui de la steppe) comme facteur premier de modernité. En mettant le feu, Stravinsky produit la petite étincelle d’un grand brasier rédempteur : celui de la transe collective qui à l’échelle des danseurs ou ici des instrumentistes, se fait énergie primitive d’essence folklorique. Il faut savoir parfois se brûler pour prendre conscience. Et voir et ressentir. Si le texte de Currentzis reste confus et alambiqué (il faut absolument le lire relevant d’une mystique post moderne et bourgeoise), son œuvre comme chef reste elle passionnante et infiniment plus vivante. De fait cette lecture du Sacre compte autant que celle des Siècles dirigé par François-Xavier Roth, autre ambassadeur zélé inspiré de Strasvinsky et qui a été comme nul autre avant lui, très très loin dans la restitution criante de vérité des instruments parisiens, utilisés, adaptés, voulus par Stravinsky lui-même au moment de la création, en 1913. Evidemment la posture idéologique et artistique du chef perturbateur provocateur en agacera plus d’un ; mais le geste qui déconstruit pour reconstruire proposant une vision entière cohérente passionnée donc subjective donc discutable de Currentzis nous paraît stimulante, face au politiquement correct de tant de versions et productions que l’on nous sert comme toujours plus faussement neuves et constructives. Sa force de curiosité, son désir de défrichement critique rappelle les meilleurs artisans de la dernière révolution musicale, celle des Baroqueux : Christie, Harnoncourt en tête. Pour nous, l’avenir de la musique et du classique a encore de beaux jours, grâce à des personnalités comme Teodor Currentzis. Lecture événement.
CD. Stravinsky : Le Sacre du printemps, 1947. Teodor Currentzis, MusicAeterna, 2013, 1 cd Sony classical). Enregistrement réalisé à Cologne en octobre 2013.