Monteverdi : les Madrigaux des Livres IV, V & VI (1603-1614). Chaque publication des Quatrième (1603), Cinquième (1605) et Sixième Livres (1614) marque un jalon de l’esthétique baroque naissante. C’est la période clé où Monteverdi écrit son premier opéra- en un coup de maître : Orfeo (1607), puis L’Arianna, en 1608. Les deux ouvrages signent la fin du madrigal à 5 voix. Les trois Livres sont tous publiés à Mantoue, cour ducale extrêmement active sur le plan artistique depuis le XVème siècle. Le patron de Monteverdi, Vincent de Gonzague encourage les recherches nouvelles des musiciens à son service : l’émulation profite au jeune chanteur et instrumentiste qui comme compositeur, devenu maître de chapelle en 1602, élabore à Mantoue, sa langue musicale, expressive, sensuelle, réaliste grâce à ses madrigaux, qui composent comme le laboratoire de ses avancées propres. Le nouveau disque des Arts Florissants, sous la direction artistique du chanteur Paul Agnew, concrétise et prolonge un cycle de concerts dédiés à l’intégrale des Madrigaux de Monteverdi, initiée en 2011. Le choix du chef associé des Arts florissants se porte sur un florilège des madrigaux des Livres édités à Mantoue (Livres IV, V, VI) où s’affirme l’exceptionnel tempérament novateur d’un Monteverdi surtout soucieux d’intelligibilité linguistique. Il a fixé les règles de l’écriture monodique, assuré la caractérisation de plus en plus individuelle de l’écriture, et bientôt composera le premier opéra assurément baroque de l’histoire de la musique… La période est donc décisive : elle souligne l’œuvre réformatrice et révolutionnaire de Monteverdi. L’équivalent en musique du peintre Caravage, lui-même réformateur du langage pictural à l’extrême fin du XVIème à Rome…
Les madrigaux de Monteverdi
Un laboratoire musical qui mène à l’opéra baroque
Livre IV. Dan le IVème Livre, Monteverdi alors établi à Mantoue rend hommage aux compositeurs modernes et intrépides de Ferrare dont le duc de Mantoue, Vincent de Gozague, aux goûts avantgardistes pourrait bien avoir été le patron et le protecteur. En un faux bourdon classique, « Sfogava con le stelle « [ plage 1] exige des chanteurs une écoute collective supérieure afin de restituer la force poétique du texte en une récitation libre et naturelle. “Anima dolorosa” [4] commencée en trio, requiert ensuite les 5 voix en une homophonie de plus en plus implorante. La clarté intelligible du texte servi par l’écriture homophonique, éclaire aussi le puissant érotisme langoureux de “Sì ch’io vorrei morire” [2], dont les soupirs et spasmes sur le mot “morire” (“mourir”), dissonances millimétrées, et évoquent l’ultime souffle vital comme la jouissances sensuelle atteinte. « Piagn’ e sospira », le dernier madrigal affirme la très forte caractérisation du texte tragique dans le sens d’une déploration sensuelle où l’amante gravant les vers sur l’écorce d’un arbre se lamente, coeur esseulé, naufragé impuissant au cœur de la tempête de la guerre d’amour.
Livre V. Le Cinquième Livre (1605) témoigne d’une avancée décisive deux ans avant Orfeo, premier opéra de l’histoire et première géniale sous la plume de Monteverdi (1607). Le nouveau Livre publié à Mantoue fixe l’usage moderne de la basse continue sollicitant désormais l’écriture monodique avec instruments. Le principe est déjà réalisé dès 1600 par Salomon Rossi également actif à Mantoue, et par Luzzaschi. Mais l’écriture de Monteverdi s’avère d’une originalité et d’une justesse poétique inégalée. Les voix enfin libérées du simple accompagnement peuvent désormais incarner un personnage, s’individualiser plus intensément. Les dialogues entre solistes peuvent désormais s’épanouir comme en témoigne le premier madrigal, conversation entre Amarillis et Mirtilomlo, extrait d’Il Pastor fido de Guarini. De même, les deux autres dialogues, Ecco, Silvio, en cinq parties, et Ch’io t’ami en trois provenant de Il Pastor Fido, attestent d’une conception théâtralisée des passions amoureuses peut être dans la perspective d’une représentation du poème de Guarini en 1598.
Cruda Amarilli [6] et O Mirtillo, Mirtill’ anima mia [7] ont suscitées les foudres du chanoine Artusi de Bologne, un défenseur réactionnaire de l’ancienne esthétique de l’Ars Perfecta (Prima prattica). Trop d’audace, trop de réalisme, de dissonances expressives servent la vérité criante du texte : Monteverdi simultanément à la révolution picturale engagée par Caravage, révolutionne la musique de son époque. Les deux créateurs partagent un sens dramatique incandescent coloré de sensualité suggestive, marqué par un réalisme saisissant des passions humaines.
Les deux autres dialogues, E così a poco a poco [10] et T’amo mia vita [9] confirment cette même profondeur musicale révélant sous l’énoncé des mots de nouveaux enjeux, une force intérieure jusque là inconnue : l’activité de la psyché bouillonnante sous la surface du verbe. Le premier est un duo amoureux virtuose entre un ténor et une soprano, et, le second, un charmant tableau entre une soprano et l’homme aimé représenté par un trio de voix masculines. Enfin Questi vaghi concenti [22] laisse la place initiale aux instruments (symphonie préalable à 5 instruments) préparant en nuances suaves, éperdues, l’apothéose du madrigal à 9 voix. La pièce pourrait elle aussi avoir été conçue comme une pastorale enivrée pour une représentation ducale.
Livre VI. En 1612, Monteverdi est à Venise où il décroche le poste envié, prestigieux de maitre de chapelle à San Marco. Deux ans plus tard en 1614, paraît son Livre VI de madrigaux : beaucoup d’entre eux remontent à son séjour à Mantoue, étant liés aux événements dynastiques de la Cour ducale. La sélection affirme la maturité dramatique et la sensibilité poétique du musicien alors au sommet de ses possibilités. Là encore, l’expression douloureuse de la passion amoureuse s’impose clairement. Deux lamentos dominent, soulignant la maîtrise de Monteverdi dans ce genre emblématique de l’opéra vénitien : le Lamento d’ Arianna [11- 14], et la Sestina [16-21]. Le Lamento d’Arianna est l’adaptation polyphonique du lamento originellement composé pour l’opéra éponyme de 1608. Sur le mode plaintif, Arianna abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos exprime sa désespérance et sa solitude tragique : c’est une âme détruite vouée à la mort. Comparé à la trame monodique où la soprano soliste (Arianne) dialogue avec les 3 hommes en écho de sa plainte, le lamento polyphonique pour 5 voix démontre le raffinement harmonique que permet l’écriture polyphonique. La Sestina est encore plus originale et plus intime voire secrète qu’Arianna : le lamento convoque un épisode dramatique où l’amour se décline en geste déploratif : Glaucus arrive sur la tombe de Corinna, sa bien-aimée. L’épisode évoque le Giunto al la tomba de la Gerusalemme Liberata du Tasse, mis en musique par le prédécesseur de Monteverdi à la charge de maître de chapelle à Mantoue, Giaches de Wert. Le Duc Vincent Gonzague commande cette pièce déchirante, d’une pudeur inédite, à la mort d’une jeune soprano, Caterina Martinelli, qui devait créer le rôle titre d’Arianna en 1608. La très jeune cantatrice, maîtresse du duc était alors hébergée chez les Monteverdi, particulièrement affectés par le deuil. « Zefiro torna » [15], la dernière pièce du Sixième Livre , emprunte à la danse son début et illustre en particulier à la fin, les audaces harmoniques d’un Monteverdi, génial dramaturge du sentiment. Avec le Livre VI, s’achève l’extraordinaire épopée du madrigal à 5 voix auquel Monteverdi en un geste réformateur et expérimental aura offert ses plus grands accomplissements. Les Livres suivants VII et VIII font éclater la forme classique du madrigal, de sorte qu’avec le Livre VI se ferme le livre d’une expérimentation continue œuvrant pour l’essor de l’opéra.
discographie
CD. Mantova : Livres IV,V,VI de madrigaux de Monteverdi. Les Arts Florissants, Paul Agnew. A paraître le 23 septembre 2014. Après avoir donné en concert, les Livres I,II,III,IV, V et VI de Madrigaux de Claudio Monteverdi, Paul Agnew, chef associé des Arts Florissants fait paraître (enfin) le premier volume d’une trilogie discographique dédiée naturellement au Monteverdi madrigaliste. Le premier volume intitulé « Mantova « (Mantoue) est annoncé ce 23 septembre 2014 ; il offre un florilège des madrigaux des Livre IV, V et VI. Le sujet est captivant : le choix des pièces ainsi enregistrées accompagne l’une des révolutions les plus décisives de l’histoire de la musique en Europe ; il suit les évolutions stylistiques de la Renaissance au Baroque, des entrelacs polyphoniques aux vertiges passionnels de la monodie nouvelle, quand Claudio, entre Crémone et Mantoue, avant Venise, élabore sa propre langue dramatique, accordant comme nul autre avant lui, verbe poétique et harmonie sensuelle. Peu à peu se précise un chant de plus en plus incarné au service du texte : si les Livres IV et V (édités à Mantoue en 1603 et 1605) appartiennent encore à l’esthétique de la Renaissance (certes colorée par les ultimes recherches expressives modernes liées à la Cour du Duc Vincent de Gonzague à Mantoue), le Livre VI édité en 1614, montre l’accomplissement de l’écriture montéverdienne dans le domaine opératique car les madrigaux y sont contemporains des opéras Orfeo (1607) et Arianna (1608). En lire +