A la suite d’un long entretien avec le compositeur contemporain Hèctor Parra, les enjeux de son nouvel opéra, créé le 22 janvier prochain au Grand Théâtre de Genève prennent tout leur sens ; dans l’évocation d’une catastrophe humaine et écologique commise au nom du profit, la partition donne la parole aux victimes, exprime leur dénuement, appelle à la réparation… A travers le sujet abordé, Hèctor Parra découvre la très riche culture Luba, la force des paysages congolais dont il déduit une partition flamboyante qui touche à l’universel. Voici plusieurs clés pour comprendre et mesurer le charme comme la puissance du nouvel opéra d’Hector Parra : « JUSTICE », .
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LA MATIERE D’UN OPÉRA
Quand il y a 2 ans Milo Rau a proposé le sujet au compositeur Hèctor Parra, ce dernier a immédiatement été séduit par sa puissance qui plonge au cœur de l’Afrique centrale, dans un bassin culturel aux très riches cultures ancestrales. Le Katanga, la région qui est concernée par la catastrophe évoquée dans l’opéra occupe une grande partie du sud de la République démocratique du Congo (RDC), c’est à dire le territoire de l’ancien empire Luba qui a existé avant la colonisation, dont la langue est le swahili. L’action se déroule précisément dans le village de Kabwe. L’histoire de cette terre est très ancienne ; elle est d’autant plus inspirante.
Le compositeur a perçu la matière d’un opéra à travers plusieurs destins fauchés par la tragédie : la femme qui a perdu sa fille; le garçon qui a perdu ses jambes… de la tragédie à la catharsie, comme un arrière plan général qui donne de l’envol et tire l’histoire vers l’universel, Hèctor Parra a souhaité aussi exprimer le lyrisme des paysages africains, l’irrésistible poésie de la savane tropicale ; évocation du Kantanga profond, pays du cobalt et du cuivre, berceau du fleuve Congo,… comment la végétation y a épousé la terre, tout en évoquant sans ambiguïté la fragilité des hommes et de la Nature.
MUSIQUES AFRICAINES
Pour se faire, le compositeur s’est immergé dans la musique traditionnelle ; s’est constitué une base d’à peu près 150 mélodies dont il a transcrit une vingtaine ; autant de morceaux qui lui ont permis de s’approprier en particulier les musiques du Katanga : rythmes rapides, animés, sonorités percussives liées à l’emploi entre autres, du balafon qui est une sorte de xylophone constitué de lames de bois taillées dans les troncs d’arbres ; des cloches métalliques (en fer) ; de la Sanza, ce piano à pouces qui produit grâce à ses lames en métal, des sonorités claires et elles aussi métalliques, si particulières (et propres aux peuples de la savane)…
© Moritz von Dungern – Serge Kakudji et Hèctor Parra présentent l’aria de l’enfant mort aux victimes survivantes de l’accident, à Kabwe.
ORCHESTRE FLAMBOYANT et MÉTISSÉ
L’orchestration d’Hèctor Parra dans Justice joue des timbres et des textures ainsi (re)découverts, comme fondus ou concertants, dans la très riche masse de l’orchestre qui aux côtés des pupitres traditionnels (cordes, bois, vents, cuivres) comprend également 4 claviers (marimba, xylophone, vibraphone et glockenspiel), plus une harpe et un piano. « Pour la création au Grand Théâtre de Genève, l’Orchestre de la Suisse Romande joue aussi avec Kojack Kossakamvwe, guitariste qui maîtrise la rumba congolaise comme personne et que je sollicite pour plusieurs solos semi-improvisés, qui sont encore à régler à ce stade. Il s’agira de développer alors un spectre de caractères plus riche : tendre ou agressif, sec et percussif ou lyrique et continu … » précise Hèctor Parra.
MYSTERES ET CHARMES LUBA
D’une manière générale, le nouvel opéra d’Hèctor Parra se distingue de ses précédents dans cette immersion fascinante dans la culture Luba dont la sculpture est l’une des facettes les plus saisissantes. Le compositeur s’est entouré lui-même des figures Luba, Songye et Lulua en bois sculpté ; elles permettent selon les rites chamaniques de communiquer avec les ancêtres. « Contrairement aux masques et effigies qui ont inspiré Picasso et d’autres artistes européens au début du 20e siècle, et qui sont toutes en angles et arêtes vives, les sculptures de style Luba sont plus rondes et courbes, harmonieuses, maternelles, avec des proportions équilibrées, leurs yeux souvent fermés ; c’est cela qui m’a inspiré pour ma musique ; la part de magie et d’intériorité ».
Milo et Serge travaillent l’aria du garçon qui a perdu ses jambes en pleine mine à Kolwezi (photo prise in situ par © Hèctor Parra)
UN OPÉRA POUR DÉNONCER ET RÉPARER
Il en découle ainsi un opéra flamboyant en 5 actes qui suit l’imaginaire et le souffle du livret de Fiston Mwanza Mujila. Au sein d’une partition qui croise l’évocation de la nature et le destin d’une humanité foudroyée, sacrifiée, dans un tumulte rythmiquement marqué (qui cite plusieurs les cultures musicales du Sud congolais), se dresse parmi les personnages, tous très intenses et qui ont une épaisseur à la fois digne et tragique, la figure clé de Serge Kakudji qui est également originaire du territoire. Il incarne le garçon qui a perdu ses jambes ; la soprano Lauren Michelle incarne l’avocate de la multinationale impliquée, ainsi que la voix de l’enfant mort… une figure suscitée par l’entremise des femmes (qui seules peuvent communiquer avec les défunts) ; de même le Prêtre auquel Willard White prête sa formidable voix est associé aux différents thèmes de la célèbre Missa Luba (que Pasolini a utilisé dans son film L’Évangile selon saint Matthieu).
Et s’il y avait un moment clé à ne pas manquer, musicalement fort, il s’agirait évidement de l’introduction du Vè acte (prélude orchestral) où tout l’orchestre joue une sorte de danse effrayante qui contraste avec la berceuse qui suit, plus joyeuse, inscrite dans la pureté et la candeur. S’élève alors le chant de l’Enfant mort (en Swahili). Son esprit insaisissable cherche sa mère « Mère où es-tu? ».
Certes l’ouvrage dénonce et accuse, s’inscrivant sans ambiguïté pour la défense des victimes (d’où son titre : « Justice »), pour la compassion. Contre la cupidité des commerciaux, contre l’arrogance des indemnisateurs, contre le cynisme des profiteurs transnationaux.
Chaque être meurtri et brisé s’exprime directement ou indirectement, – les individus tués sur le vif, en ce jour de marché à Kapwa, ceux dont le corps est dilué dans l’acide, la mère de la fillette morte qui rêvait de devenir ballerine (« Ma fille est morte », acte III)… Jusque dans les yeux ou l’imagination de l’avocate, soudain prise de remords, comme habitée par la culpabilité.
« Justice » souligne l’obligation d’une réparation : ce qui a été commis doit être dit (« renommé ») puis jugé et puni. Surtout quand il n’y a pas de procès, ou l’amorce d’une mascarade qui s’est terminée par des indemnisations (scandaleusement au rabais). Tel est l’enjeu de l’acte IV.
Mais il s’agit aussi d’une partition puissante dont le dramatisme et l’évocation des cultures anciennes congolaises forment une sorte d’hommage ; la partition sublime la souffrance et le désespoir en exprimant la beauté intérieure des témoins de la catastrophe, de tous ceux qui en conservent la mémoire, en abordant la question de l’injustice mais aussi de la rédemption et du cycle réparateur qu’évoque la présence et la beauté des gens et des paysages naturels (ultime chœur « renommer le Katanga »)…
Vue de Kabwe, le petit village où se passe l’opéra © Hèctor Parra
Présentation rédigée à partir de notre entretien avec Hèctor Parra réalisé en décembre 2023 – Photo portrait d’Hector Parra © E Moreno , Esquibel
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LIRE aussi notre présentation de Justice, création à l‘affiche du GTG Grand Théâtre de Genève (22 – 28 janvier 2024).
https://www.classiquenews.com/grand-theatre-de-geneve-hector-parra-justice-creation-milo-rau-22-28-janvier-2024/