ENTRETIEN avec Etienne Jardin, directeur de la recherche et des publication au Palazzetto Bru Zane, Centre de musique romantique française à Venise, répond aux questions de CLASSIQUENEWS. A l’occasion du lancement de la nouvelle saison 2023 – 2024, présentation des temps forts des nouveaux cycles musicaux à Venise et dans le monde, dont « Au miroir des mondes » qui interroge dès le 23 sept 2023, les exotismes dans la musique romantique française… Pourquoi restituer aujourd’hui l’opéra Carmen de Bizet dans les décor et costumes de sa création à Vienne en 1875 ? N’est-ce pas « brimer » la liberté du metteur en scène chargé d’en réaliser la cohérence ? Quels sont les apports de deux nouvelles parutions : le double cd « Aux étoiles » et le livre « Berlioz à Paris » ?
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CLASSIQUENEWS : Au miroir des mondes – L’un des cycles majeurs de votre nouvelle saison 2023-2024 est intitulé « Au miroir des mondes ». De quels exotismes s’agit-il ?
ÉTIENNE JARDIN : Nous avons souhaité aborder la question de l’exotisme de manière transversale. La programmation de ce cycle concerne à la fois le domaine lyrique et la musique de chambre. Elle s’intéresse également à des influences géographiquement proches de la France – comme celle de l’Espagne, notamment – et à celles de contrées bien plus lointaines – tels le Japon ou le Moyen-Orient.
L’attrait pour l’ailleurs semble omniprésent dans le milieu artistique parisien du XIXe siècle et va même croissant à mesure que l’on s’approche de la Première Guerre mondiale. Les moyens de transport bénéficient des grandes avancées techniques du temps, ce qui facilite les explorations et les voyages. La seconde grande vague de colonisation se joue également à cette époque et le public se trouve abreuvé d’actualités sur des pays étrangers, qu’il commence à recevoir, dès le milieu du siècle, sous forme de récits imagés dans des journaux comme L’Illustration puis Le Monde illustré. Les expositions universelles qui ont lieu à Paris (1855, 1867, 1878, 1889 et 1900) amplifient encore cet engouement pour l’exotisme. Ce dernier est exploité par les promoteurs d’opéra. En plaçant l’action des œuvres lyriques aux antipodes, on peut proposer aux spectateurs – via les décors et les costumes – une représentation vivante de ces pays lointains, annoncée comme la plus authentique possible. Reste alors à s’interroger sur l’authenticité de la musique qui accompagne ces productions : utilise-t-on véritablement des éléments des cultures étrangères pour chanter ces pays ou reste-t-on dans le périmètre de l’art musical européen ?
© Matteo De Fina / portrait d’Etienne Jardin
CLASSIQUENEWS : De quelle façon ce goût des ailleurs a-t-il renouvelé la musique française ?
ÉTIENNE JARDIN : Il semble évident que le renouvellement esthétique qui en découle s’est effectué très progressivement. L’exotisme musical est en premier lieu un élément de coloration mélodique : l’ornementation ou le recours ponctuel au système modal situe le propos musical « ailleurs » sans qu’il soit possible d’identifier très clairement la région de provenance de l’emprunt en question. Par exemple, Camille Saint-Saëns réemploie de mêmes motifs pour chanter le Bosphore (dans la mélodie Désir d’Orient) et le Japon (dans l’ouverture de La Princesse jaune). Tant que l’ailleurs relève du concept avant d’être une réalité vécue, l’exotisme s’apparente à un traitement cosmétique. Cependant, au tournant du XXe siècle, avec l’accélération des échanges, la possibilité de séjours prolongés à l’étranger et, surtout, un nouveau regard porté sur le lointain, les musiques extraeuropéennes vont être prises plus au sérieux. La fascination de Claude Debussy pour les gamelans entendus à l’Exposition universelle de 1889 est sans doute l’exemple le plus connu, mais il s’inscrit dans un mouvement plus large d’artistes qui souhaitent sortir de l’esthétique romantique en trouvant de nouvelles sources d’inspiration. Parallèlement à un retour aux mélodies populaires des régions françaises, des compositeurs se tournent vers l’étranger pour dépasser les limites harmoniques et rythmiques du système européen.
CLASSIQUENEWS : Dans le cas de Carmen, dans quel but restituer les costumes et les décors de la création ?
ÉTIENNE JARDIN : La réalisation de costumes et de décors calqués sur ceux de la première représentation de l’opéra, en 1875, s’inscrit dans un projet qui est parti des recherches sur la mise en scène lyrique au XIXe siècle, que le Palazzetto Bru Zane accompagne depuis sa création (en soutenant notamment les travaux de Michela Niccolai ou de Rémy Campos et Aurélien Poidevin). Il nous paraissait étonnant que ces grandes avancées sur la connaissance des pratiques historiques ne trouvent aucun écho sur les scènes lyriques actuelles en France.
« … pourquoi n’irions-nous pas aussi
vers des mises en scène historiquement informées ? »
Il est vrai que le monde de l’opéra a beaucoup changé depuis l’époque romantique : le metteur en scène tient aujourd’hui une place prédominante, alors que ce type d’emploi n’existait pas à l’époque. Fixée par le régisseur du théâtre, en concertation avec les librettistes et le compositeur, la mise en scène d’un opéra ne devait surtout pas être réinventée à chaque reprise, mais, au contraire, être reproduite à l’identique en se basant sur la scénographie du soir de la première. Des livrets de mise en scène, des planches de costumes et des dessins de décor circulaient donc avec les partitions en France et à l’étranger afin de rendre possible cette duplication. Plutôt que de nous résigner à considérer ces documents comme étant d’un autre temps, nous avons fait le choix de les utiliser afin de tester leur pertinence aujourd’hui. Les partitions connaissent des « éditions scientifiques » qui vont au plus proche de l’histoire des œuvres, des orchestres proposent des auditions sur instruments historiques : pourquoi n’irions-nous pas aussi vers des mises en scène historiquement informées ?
CLASSIQUENEWS : Que révèle de nouveau cette restauration « visuelle » de Carmen ?
ÉTIENNE JARDIN : La principale révélation reste évidemment à venir et dépend de l’avis que le public de Rouen portera sur le spectacle. Nous espérons que leur enthousiasme ne s’arrêtera pas à la satisfaction d’assister à une curiosité historique, mais bien qu’il jubile pleinement devant cette proposition esthétique. On saurait alors qu’une telle production peut satisfaire les spectateurs contemporains.
Dans le processus de création de cette Carmen, certains éléments qui paraissaient très abstraits dans les documents d’archives se sont également révélés des défis importants. Par exemple, le soir de la première à l’Opéra-Comique, chaque acte était suivi d’une pause allant de 30 à 45 minutes, ce qui s’explique par la nécessité de changer des praticables sur scène. Il est hors de question aujourd’hui de reproduire de tels entractes dont le public n’a vraiment plus l’habitude. Il a donc fallu trouver des solutions pour passer rapidement d’un décor de l’acte I sur lequel se trouve un pont praticable, à celui de l’acte II où l’on trouve une balustrade occupée par des choristes.
Enfin, l’une des grandes questions relatives à cette production était la place que le metteur en scène pouvait prendre. Étant donné qu’il s’agit aujourd’hui d’une figure de créateur, qu’adviendrait-il quand on lui proposerait d’appliquer à la lettre un livret de mise en scène historique. Le travail avec Romain Gilbert nous a prouvé que ces conditions n’annihilaient pas du tout le rôle du metteur en scène : s’il travaille effectivement sous contrainte, il conserve néanmoins un large espace pour exprimer sa vision de l’ouvrage, notamment au travers de la direction des chanteurs.
CLASSIQUENEWS : Que dévoilent les récitatifs d’Ernest Guiraud ?
ÉTIENNE JARDIN : Les récitatifs d’Ernest Guiraud ne dévoilent rien qui ne soit déjà bien connu. La version qu’il a arrangée dès 1875 pour faciliter la circulation de Carmen dans le monde entier – en remplaçant les dialogues parlés de la création par des récitatifs – a été maintes fois enregistrée. Elle a été choisie ici par l’équipe artistique du Palazzetto Bru Zane pour des raisons à la fois pratiques (de facilité de casting) et de diffusion. Car si cette Carmen part en tournée, ce sont la mise en scène, les décors et les costumes qui voyageront : chaque opéra qui la reprendra pourra choisir ses interprètes.
CLASSIQUENEWS : A propos des parutions prochaines, en quoi l’album à paraître « Aux étoiles » s’inscrit-il dans le cycle « Au miroir des mondes » ? Quels sont les œuvres ainsi révélées ?
ÉTIENNE JARDIN : Certains des titres enregistrés dans ce double album de poèmes symphoniques français enregistré par l’Orchestre National de Lyon sous la direction ce Nikolaj Szeps-Znaider se rapportent directement à la thématique de l’exotisme au tournant du XXe siècle. Istar de Vincent d’Indy s’inspire d’une légende assyrienne, Le Rêve de Cléopâtre de Mel Bonis évoque l’Égypte, España de Chabrier nous fait traverser les Pyrénées. De manière plus générale, cette publication témoigne de la vivacité du genre symphonique en France à partir des années 1870. Sous l’impulsion de Camille Saint-Saëns, ces courtes pièces « à programme » pour orchestre ont dynamisé les programmations de concert à Paris et on aurait tort de ne retenir que la Danse macabre ou L’Apprenti Sorcier de ce corpus foisonnant.
CLASSIQUENEWS : Que dévoile le prochain livre « Berlioz à Paris » ? Le compositeur français est-il aussi incompris, isolé, écarté qu’il a bien voulu l’écrire toujours ?
ÉTIENNE JARDIN : Il ne faut jamais prendre ce qu’écrit Hector Berlioz au pied de la lettre. Sa prose est subtile, mordante et souvent très drôle, mais il prend de grandes libertés avec la réalité et possède une tendance à l’exagération qui a été maintes fois prouvée. Le livre collectif Berlioz et Paris, dirigé par Cécile Reynaud, s’intéresse bien sûr à la relation de Berlioz avec le public parisien, mais ne se limite pas à cette approche. La trentaine d’études qu’il regroupe se penche sur ce qui se joue entre un artiste et la ville dans laquelle il réside : comment se situe-t-il vis-à-vis de ses institutions ? Comment les différents lieux de la cité ont pu l’inspirer ou modeler son écriture musicale ? Quels ont été les contemporains qu’il y a croisés ? Et aussi comment la capitale française se souvient-elle du compositeur ?
Propos recueillis en septembre 2023
LIRE aussi notre présentation de la nouvelle saison 2023 – 2024 du PALAZZETTO BRU ZANE : https://www.classiquenews.com/palazzetto-bru-zane-nouvelle-saison-2023-2024-au-miroir-des-mondes-faure-et-ses-eleves-edouard-lalo-theodore-dubois/
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