A contrario des lectures familières qui la présente en déité glaciale et frigide, la Turandot d’Emmanuelle Bastet est un être sensible et profond qui veut faire entendre sa voix face à un monde d’hommes, phallocrates sourds à son désir. Sa fragilité la rend ici plus humaine que tous les autres personnages (à l’exception de Liù qui paraît telle un double complémentaire de la Princesse convoitée)…
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CLASSIQUENEWS : Que vous évoque la trajectoire de la princesse Turandot ? Dans quelle direction évolue son personnage ? Quels aspects du personnage votre mise en scène met-elle en lumière ?
EMMANUELLE BASTET : Contrairement à de nombreuses représentations caricaturales de la cruelle princesse Turandot, Puccini a composé un personnage complexe. Il a lui-même inventé un passé traumatique pour la rendre plus touchante, et la qualifiait dans ses correspondances de « notre pauvre petite princesse ». C’est cet aspect du personnage, plus vulnérable, qui a guidé ma réflexion. J’ai souhaité lui rendre la parole, elle que personne n’écoute. Souvent enfermée dans le cliché de la femme frigide et implacable, elle chante pourtant son désespoir dès son premier air, qui sonne comme un véritable lamento. Puis, elle supplie son père de ne pas la marier de force. Enfin, elle conjure Calaf de la laisser en paix. Mais, son cri résonne sans que jamais les hommes ne respectent sa voix. « Quel grido », que son ancêtre Lou Ling poussa une nuit, violée, retentit comme le signe du drame que la princesse porte en elle. Ainsi, en donnant à entendre sa dimension sensible, ce n’est plus Turandot qui apparaît froide et cruelle, mais le monde qui l’entoure. Un univers glacial, violent, emprisonnant.
Aussi, il n’y a pas de « trajectoire » à proprement parler pour elle, qui est constamment confrontée à sa solitude, et à une impasse, car quelques soient les choix qu’on lui offre, aucun n’est jamais satisfaisant. Elle n’éprouve pas de plaisir à tuer, elle incite d’ailleurs Calaf à renoncer, et les épreuves sont sa seule protection face à l’impassibilité de son père. Vainqueur, le prince remet sa vie en jeu. Mais qu’elle donne son nom, et un autre viendra après lui. Elle est enfermée, isolée. Et ses désirs sont ignorés. Elle n’existe pas. Les ministres l’affirment : « Turandot non esiste ». Elle est réduite dans cette absolutisme masculin à un instrument du pouvoir pour son père, un catalyseur pour la foule, un objet de fantasme pour Calaf. Pourtant, elle se montre par bien des aspects d’une humanité bouleversante, en proie au doute, à la colère, à la peur, au désespoir, à la résignation. En cela, elle est bien une héroïne puccinienne, et c’est cette dimension tragique, cette exploration de l’intime que j’ai souhaité mettre en lumière.
CLASSIQUENEWS : Qu’apporte la version terminée par Alfano à la conception de Puccini ?
EMMANUELLE BASTET : Cette première version d’Alfano permet de mieux développer la réaction de Turandot au baiser forcé de Calaf. Alors que ce duo est dénué de tout romantisme ou tendresse, et au contraire emprunt d’une grande brutalité, on ne peut décemment considérer aujourd’hui que ce qui apparaît comme une agression sexuelle devienne une révélation épiphanique. Bien que le dénouement soit le même que dans la version usuelle, le déploiement de la scène permet une progression vers une sorte d’aveuglement mutuel, de folie, soutenu par ce souffle musical d’une puissance démesurée, extrêmement tendu pour les voix, et donne matière à une fin plus amère, plus ouverte aussi : la princesse trouve-t-elle une issue ? Vers la mort ou vers un ailleurs plus favorable ? Ou bien, était-ce un cauchemar ? Celui de Calaf, ou de Turandot ? J’aime que chacun puisse se faire sa propre idée de ce final, qui s’inscrit de ce fait dans la dimension fantastique de l’œuvre.
CLASSIQUENEWS : Comment avez-vous traité les autres personnages (Calaf, Liu, les 3 ministres,…)?
EMMANUELLE BASTET : Tous les personnages ont en commun d’avoir longtemps été enfermés dans le même carcan de la caricature. Ceci tient au fait que comparé aux autres opéras du compositeur, nous quittons un certain réalisme pour l’univers du conte, avec des personnages beaucoup plus stéréotypés qu’à l’accoutumé – du moins dans la fable de Gozzi. Pourtant, tous offrent des contrastes que je trouvais intéressant d’explorer.
Ainsi, Calaf me semble plus trouble et sombre que le prince héroïque et romantique du conte. Il ne parle jamais d’amour, seulement de désir : « je la veux », « sois mienne », « je collerai ma bouche frémissante sur toi ». Telle une drogue, la passion irrationnelle dont il est prisonnier le dévore. Il est plongé dans la souffrance de l’addiction, qui va jusqu’à le rendre agressif et indifférent au sort de ceux qui lui proposent un véritable lien d’amour, son père, et Liu. Cette dernière est elle aussi plus complexe qu’il n’y paraît. Elle est conventionnellement davantage représentative des héroïnes pucciniennes que Turandot de par sa douceur, son abnégation, et son sacrifice. Pourtant, elle fait preuve d’une forme d’aveuglement mystique qui la place dans un absolu de pureté tel, qu’il en est inhumain. Ainsi, plutôt que d’opposer les deux femmes en contrepoint, l’esclave et la princesse, la bonté et la cruauté, je trouvais intéressant d’en faire des figures féminines complémentaires.
Quant à Ping, Pang, et Pong, c’est probablement ceux qui embrassent la palette la plus variée. Très présents dans l’œuvre, avec des interventions nombreuses, notamment la longue scène du début de l’acte 2, ils changent sans cesse de registre. De petits fonctionnaires scribouillards à poètes et tortionnaires, en passant par des passages d’une grande fantaisie, ils offrent à la partition ses pages les plus poétiques, tout en incarnant les représentants d’un pouvoir despotique et oppressif. J’ai souhaité donner aux passages légers une intimité propice à la rêverie, en opposition à leurs interventions publiques, plus officielles et cyniques, voire tout à fait abjectes. Enfin, j’ai beaucoup travaillé à individualiser ces trois personnages – Ping est plus sombre, Pang acariâtre, Pong plus jovial, pour leur donner à chacun une véritable identité, un caractère reconnaissable malgré le contraste des situations.
CLASSIQUENEWS : De quelle Chine s’agit-il ?
EMMANUELLE BASTET : Il s’agit d’une Chine imaginaire, plus dystopique que légendaire, qui s’appuie sur des marqueurs de violence très contemporains. Un monde régit par la peur, l’immédiateté des réactions, le déferlement des passions et du désir, et une icône désincarnée. Il m’a semblé que travailler sur l’envahissement par le virtuel, et la manipulation mentale que l’image utilisée à des fins de contrôle peut exercer, était une façon intéressante de justifier les réactions inconstantes ou soudaines des personnages. En effet, j’ai été frappée par le traitement de la foule dans l’œuvre, qui se montre d’une versatilité effrayante. A la fois terrorisée et fascinée par le spectacle de la mort, elle passe de l’accusation à l’hystérie, de l’excitation du sang à la compassion, de manière extrêmement brutale. L’interrogatoire de Liu en est l’exemple flagrant : alors que le chœur apparaît comme une meute acharnée à lui arracher le nom de Calaf, la pressant de parler, il se mût en un cortège douloureux accompagnant la dépouille de la jeune femme. La réaction de Calaf à la première apparition de Turandot correspond à la même fulgurance. La passion aveugle qui naît de cette vision désincarnée est absolue, délirante, et par là-même terrifiante. La Chine d’aujourd’hui est justement entrée dans un système de contrôle par l’image généralisé, de vidéo surveillance systématique, qui a nourrit cette vision d’un monde paranoïaque. Mais j’ai également souhaité conserver la dimension fantastique de l’œuvre. Si le rideau s’ouvre sur une mégalopole moderne et cosmopolite envahie d’écrans, de caméras de surveillance, de téléphones qui asservissent une foule abêtie, nous glissons au fur et à mesure de l’œuvre dans un univers de plus en plus mental et symbolique, comme une plongée dans un échappatoire tantôt onirique, tantôt cauchemardesque.
CLASSIQUENEWS : Du fait de l’Orchestre ici suractif et omniprésent, diriez-vous que les opéras de Puccini sont singuliers, leur approche très différente par rapport aux autres compositeurs et œuvres du répertoire ?
EMMANUELLE BASTET : Plus que le traitement de l’orchestre en lui-même, la singularité des opéras de Puccini réside surtout dans la théâtralité de l’écriture musicale. Le rythme de la musique épouse le texte, les dialogues sont ciselés, chaque silence a un sens dans une intrigue sans temps morts et prodigieusement efficace. A ce titre, Turandot possède une dynamique, un élan général d’une grande puissance. Mais cette œuvre occupe une place particulière dans l’œuvre du compositeur. On peut dire, en effet, que l’on rencontre ici une surenchère de moyens musicaux : dans l’orchestre, mais aussi avec les bandas, la musique de scène, le Chœur qui multiplie les interventions en coulisses, le chœur d’enfants… De plus, Puccini fait s’alterner au fil des tableaux tragédie et comédie, drame et contemplation, fantaisie et ironie grimaçante, autant de registres qui se succèdent sans transitions, dans une continuité étourdissante. Cette richesse, ce foisonnement musical, va de pair avec une expression musicale beaucoup moins naturaliste, moins linéaire par rapport au récit. Il s’agissait donc de trouver comment rendre cette opulence musicale et ces multiples changements de registres sur scène, sans surenchère afin de conserver la forte tension dramatique. Trouver une fluidité scénique traduisant ce déchaînement musical représentait sans doute l’un des plus grands défis de la mise en scène.
Propos recueillis par Louise Brun, assistante d’Emmanuelle Bastet, en janvier 2024
à l’affiche
TURANDOT de PUCCINI, à l’Opéra de Dijon, du 31 janvier au 4 février 2024 : https://www.classiquenews.com/opera-de-dijon-puccini-turandot-catherine-foster-emmanuelle-bastet-domingo-hindoyan-31-janvier-4-fevrier-2024/