vendredi 29 mars 2024

CRITIQUES, opéras. PARIS, TCE. Les 23 mars 2023 (Lully : Thésée / Les Talents Lyriques), 27 mars 2023 (MA Charpentier : Médée / Le Concert Spirituel)

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La main qui a fait le crime n’est pas la plus coupable

« Les passions y sont si vives que, quand ce rôle [Médée] ne serait que récité, il ne laisserait pas de faire beaucoup d’impression sur les auditeurs. » (Mercure Galant, 1693)

 

 

A quelques jours d’intervalle, la belle salle de Gabriel Astruc a présenté deux tragédies lyriques aux enjeux complémentaires. Lully et Charpentier, rivaux à la scène et à l’autel s’affrontent en 2023 dans deux de leurs ouvrages phares: Thésée pour le duo Quinault / Lully, et Médée pour Thomas Corneille et Charpentier. On assiste à deux représentations à la portée artistique considérable. Dans le cas de Lully, nous retrouvons les couleurs orchestrales de Thésée avec les résultats des dernières recherches et chez Médée, l’effectif et la configuration d’époque qui permet de saisir à la fois les timbres « étranges » et puissants de cette partition et une vocalité sans ornements retrouvée avec deux distributions de très haute volée. Illustration: portrait du surintendant Jean-Baptiste Lully (DR).

 

 

 

 

Thésée de Lyllu par Les Talens Lyriques
Médée de MA Charpentier par Le Concert Spirituel

 

Le dénominateur commun de ces deux oeuvres que tout semble séparer, est le personnage de Médée. En effet, la magicienne de Colchide y apparaît. Thésée (1675) la présente comme une femme jalouse, vengeresse et barbare à souhait. Dans Médée (1693), en revanche, la protagoniste est bien plus complexe et c’est un des rares exemples où sa colère est justifiée par la perfidie des hommes qui l’entourent. Les presque deux décennies qui séparent les deux tragédies lyriques n’ont pas seulement la chronologie comme abîme mais aussi les conceptions esthétiques et le rapport avec le discours idéologique de la tribune opératique. Thésée et Médée ont été créées pendant deux grandes guerres de Louis XIV. La première, seulement 10 jours après la victoire de Turckheim que Turenne remporta sur les Impériaux pendant la Guerre de Hollande (1672-1678). Médée est créée dans le dernier quart de la longue Guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688 – 1697), à quelques semaines du siège avorté de Saint-Malo par une escadre britannique. Durant la Guerre de Hollande, Louis XIV, était dans la force de l’âge et au faite de sa gloire solaire, il allait au devant de ses armées et campait le relativement jeune « roi de guerre » que l’historien Joël Cornette a longuement étudié. Cette notion est importante pour décoder les figures des livrets de la tragédie lyrique. Depuis le Moyen-Âge et la longue route qui mena vers l’absolutisme, la notion héroïque et sacrificielle du monarque était à la fois liée par les vertus guerrières et leur nature christique. Le roi commande ses armées sur les champs de bataille et tel le Christ, il s’expose aux dangers des combats pour se sacrifier au nom de ses peuples qu’il incarne. Ceci rejoint dans l’opéra la construction du « héros » omniscient, puissant, guerrier et à la vertu parfaite, c’est le Thésée que construisit le canevas de Philippe Quinault et que Lully mit en musique. En 1693, en revanche, Louis XIV était un astre déclinant peu à peu. A 55 ans, il a délaissé à ses généraux et princes, le souci des champs de bataille et d’aller guerroyer. Cet abandon du « sacrifice » guerrier pour le repos confortable des palais a causé un petit scandale selon le rapport de Saint-Simon et de Dangeau. En effet, en 1693, Louis XIV sera le premier roi de France a ne plus se rendre sur le champ de bataille et il abandonne ainsi un pan entier d’une tradition et aussi ternit une notion symbolique inhérente à l’absolutisme. En restant dans ses salons de marbre et ses jardins à dorloter son épouse morganatique, il cesse d’être héros pour devenir humain, mortel et vicié, l’héroïsme est délégué.

 

 

MÉDÉE HÉROIQUE

Si l’on suit la chronologie mythologique, l’épisode qui a intéressé Quinault / Lully est postérieur à celui du duo Corneille / Charpentier. En effet, Médée a déjà occis ses enfants et abandonné Jason à Corinthe quand elle arrive à Athènes pour épouser le roi Egée, père de Thésée. Curieusement, dans le livret de Thésée, on retrouve une autre notion symbolique du pouvoir, celle du « prince caché ». Derrière le monarque (Egée) se tient son fils caché mais qui ne combat pas par ambition personnelle mais pour le « bien des peuples ». Le prince Thésée, désiré et adulé par ses vertus est le frère jumeau d’Oronte, le prince d’Argos, dans Médée. Thésée et Oronte suivent des vertus chastes et nobles : la gloire et l’amour. Le « prince caché » est aussi un concept issu du christianisme et du dogme du Sauveur qui a marqué le discours de la monarchie française des derniers capétiens à Louis XVI. Or dans le livret de Thomas Corneille, dont la richesse en sous-entendus semble inépuisable, un deuxième « prince caché » semble poindre: la magicienne Médée. Oui, chez Lully et Charpentier l’enchanteresse a commis des crimes qui la condamnent à l’errance. Dans le livret de Thésée, elle est promise à Egée mais aime Thésée, elle jalouse grandement la jeune Aeglé et déverse sa colère. Chez Corneille, Médée justifie ses crimes passés par l’amour infini qu’elle a pour Jason. Elle a secondé l’héroïsme du guerrier et l’a aidé à atteindre son objectif ; sans elle, Jason n’aurait jamais réussi. Dans ce sens, Jason est un héros raté et Médée porte en elle la semence réelle de l’héroïsme, elle est ainsi le « prince caché ». Cette altération dans le discours très codifié de l’Académie royale de musique, ont vraisemblablement expliqué aussi le destin non abouti de la magnifique partition de Charpentier. Quoi qu’il en soit Médée en se libérant de son amour et de sa propre nature de mère, accomplit son destin et devient héroïque puisqu’elle se surpasse dans la tradition chère à l’opéra baroque: se vaincre soi-même est la plus grande victoire.

Après ces considérations, les deux versions du rôle de Médée sont complémentaires mais doivent être interprétés par des tragédiennes accomplies. Nous avons été gâtés au delà de toutes nos espérances avec une double incarnation parfaite de la magicienne tant vocalement que dramatiquement par Karine Deshayes chez Lully et Véronique Gens chez Charpentier. Ces deux tragédiennes ont véritablement fait trembler les marbres de la salle des frères Perret et déchaîné les passions des deux Médées avec un degré de précision, une diction plus que parfaite et un engagement théâtral sans précédent. Karine Deshayes nous livre un personnage de feu, avec une agilité mâtinée d’une large palette de couleurs nuancée avec délicatesse. Véronique Gens avec un sens de théâtre essentiel aux vers de Thomas Corneille a su faire de Médée une femme incarnée, un coeur brisé par les calculs et les manipulations, tout cela avec une grande maîtrise de la vocalité sans ornements excessifs. Avec ces deux solistes nous pouvons vibrer en 2023 avec l’émotion retrouvée des grands-dessus de l’Académie royale de Musique.

Face à elles, les héros accomplis ou en pointillés que sont Thésée et Jason ont été aussi incarnés par des artistes remarquables. Mathias Vidal revient à Lully avec un naturel désarmant. La prosodie délivrée avec précision et les couleurs brillantes de son timbre ont apporté beaucoup à Thésée. Son incarnation respire beaucoup plus l’énergie de la jeunesse que celle de Paul Agnew en 2008 sur cette même scène. Le Jason veule de Corneille / Charpentier est campé par Cyrille Dubois. Avec un magnifique timbre velouté, il ensorcèle et séduit. Le texte est magnifiquement déclamé sans laisser aucune nuance de côté ; on y distingue aussi son grand talent d’interprète dans l’ambivalence de son jeu quand il chante ses scènes d’amour avec Creüse et surtout lors de la confrontation finale avec Médée, un grand moment de théâtre.

Outre ces rôles, les deux distributions sont plutôt inégales. Dans les rôles des princesses « à mouchoir », Déborah Cachet convainc plus avec une Aeglé au timbre fruité et élégant que la Créüse démunie de toute sa nature calculatrice et perfide de Judith van Wanroij qui semble être castée dans une mauvaise tessiture. Nous sommes déçus par un timbre moins coloré que d’habitude et une interprétation terne.

Dans les rôles royaux de Créon et Egée, nous avons été gâtés. Thomas Dolié est idéal dans le rôle complexe de Créon chez Charpentier. Vocalement il nous fait ressentir la nature ambigüe de ses actions et il nous laisse une impression impérissable dans la scène de folie digne du roi Lear. Egée chez Lully est incarné par Philippe Estèphe au timbre aux mille nuances qui ne manque ni de vaillance ni de noblesse.

Hélas, Oronte, le seul personnage noble et plutôt positif de Médée de Charpentier, a été interprété avec une raideur extrême par David Witczak. Outre un manque de précision dans les nuances et la prosodie, nous ne retrouvons ni l’héroïsme triomphant dans le premier acte, ni la douceur dans le second. Tout es chanté d’une traite sans aucun engagement théâtral, service minimum assuré. Chez Lully, c’est Robert Getchell qui est resté un peu en retrait vocalement dans les rôles qu’il a incarné.

Parmi la constellation des rôles mineurs des deux partitions, se distinguent Bénédicte Tauran dans le rôle souvent hiératique de Minerve et sa Grande Prêtresse. De même, dans Lully, Thaïs Raï-Westphal et Marie Lys et dans Charpentier, Hélène Carpentier, Floriane Hasler Jehanne Amzal et Marine Lafdal-Franc qui ont agrémenté du charme de leur voix, cette distribution telles des apparitions agréables mais porteuses de grands talents. Côté masculin, malgré quelques nuances qui nous échappent parfois, nous saluons les très belles interprétations d’Adrien Fournaison, David Tricou et Guilhem Worms. Dans les deux distributions, Fabien Hyon a fait preuve d’une belle présence et d’une maîtrise du style des deux compositeurs, nous l’avons adoré dans la captation vidéo du Daphnis et Alcimadure de Mondonville au Théâtre du Capitole, c’est définitivement un talent à suivre et à entendre avec beaucoup de plaisir.

Deux ensembles et deux chefs aux conceptions très complémentaires aussi dans ces deux monuments du répertoire français. Christophe Rousset poursuit avec son exploration lulliste une restitution des couleurs guerrières et brillantes de Thésée. On y entend à la fois la maîtrise totale du style qui nous est déclinée dans une diversité de timbres inouïs et ensorcelants. Christophe Rousset mène Les Talens Lyriques dans les méandres de cette partition avec dynamisme dans les récits, raffinement dans les divertissements et un souci constant du théâtre. Ainsi, Thésée nous est présenté tel une grande toile de Charles Le Brun ou de Nicolas Poussin, sans les vernis ternis du temps ou les ornements surannés; nous sommes éblouis par la puissance du geste et la profondeur des perspectives. En complicité totale, l’excellent Choeur de Chambre de Namur participe grandement à cette belle oeuvre dans la perfection des nuances et une prosodie intelligible.

Par ailleurs, Hervé Niquet revient à Médée quasiment 20 ans après la production de l’Opéra royal de Versailles immortalisée en DVD avec Stéphanie d’Oustrac. Or, ce soir c’est une toute autre sonorité qui a surgi de l’orchestre. Placés dans une configuration de 1693, les vents font face aux basses et les violons étaient relégués à l’arrière du clavecin proches du choeur. Cette position à de quoi surprendre mais à l’écoute a séduit et convaincu. Malgré quelques décalages sur des départs au premier acte et souvent des dessus modestes dans des grandes scènes d’ensemble, cette expérience apporte un tout nouvel éclairage sur le son de l’orchestre de Charpentier et nous fait aimer encore plus sa Médée. Les musiciennes et musiciens aguerris du Concert Spirituel, associés intimement aux excellents choristes du Choeur du Concert Spirituel, ont réinventé ce drame total de Thomas Corneille. Lors de la scène infernale, la puissance des timbres a fait toute la différence avec les deux versions de William Christie au disque. Dans la démarche d’Hervé Niquet et son retour à Médée, nous revient la plus belle magicienne de l’opéra français dans toute sa splendeur pour qu’elle continue à nous charmer pour longtemps.

Il est juste aussi de saluer ici la démarche de Nicolas Bucher, Benoît Dratwicki et les équipes du Centre de Musique Baroque de Versailles qui ont accompagné ces deux productions dans la recréation et l’exploration de ces sonorités restituées. Mais, aussi il convient de saluer, alors que les ensembles indépendants vivent sous une menace constante, l’engagement des équipes d’administration et de production des Talens Lyriques et du Concert Spirituel qui oeuvrent sans relâche pour que nous autres, mélomanes, puissions continuer de nous émerveiller avec leurs productions.

 

 

 

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CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre des Champs Elysées:

Mercredi 23 mars 2023 à 19h30
Jean-Baptiste Lully – Thésée (1675)

Mathias Vidal | Thésée
Karine Deshayes | Médée
Deborah Cachet | Aeglé
Marie Lys | Cléone / Cérès / Une bergère
Bénédicte Tauran | Minerve / La Grande Prêtresse de Minerve / Une divinité
Thaïs Raï-Westphal | Dorine / Vénus / Une bergère / Une divinité
Robert Getchell | Bacchus / Un plaisir / Un jeu / Un berger / Un vieillard / Une divinité
Fabien Hyon | Un plaisir / Un jeu / Un vieillard / Un combattant / Une divinité
Philippe Estèphe | Egée
Guilhem Worms | Arcas / Mars / Un plaisir / Un jeu

Christophe Rousset | direction
Les Talens Lyriques
Chœur de chambre de Namur | direction : Thibaut Lenaerts

 

Lundi 27 mars 2023 à 19h30

Marc-Antoine Charpentier – Médée (1693)

Véronique Gens | Médée
Cyrille Dubois | Jason
Judith van Wanroij | Créuse
Thomas Dolié | Créon
David Witczak | Oronte
Hélène Carpentier | La Victoire / Nérine / l’Amour
Adrien Fournaison | Le Chef du peuple / Un habitant / Un Argien / La Vengeance
Floriane Hasler | Bellone
David Tricou | Un berger / Le premier Corinthien / Un Argien / Le troisième captif / Un démon / Le troisième fantôme
Fabien Hyon | Un berger / Arcas / Le deuxième Corinthien / La Jalousie
Jehanne Amzal | Une Italienne / Cléone / 1re bergère / 1re captive / 1er fantôme
Marine Lafdal-Franc | La Gloire / 2e bergère / 2e captive / 2e fantôme

Hervé Niquet | direction
Orchestre et chœur Le Concert Spirituel

 

Illustration : portrait de Lully (DR)

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