Pour 4 représentations les sortilèges de la vaste partition de Wagner ont animé (et comment !), le Capitole toulousain. C’est un évènement tout à fait remarquable et le public l’a compris qui a fait salle comble à chaque fois.
Dès avant le lever du premier rideau, difficile de trouver encore un billet bien placé. On a frôlé le « à guichet fermé ». Pour La Bohème et Les Noces de Figaro, ce n’était pas surprenant ; pour un ouvrage long et difficile comme Tristan et Isolde, c’est très réconfortant.Ce n’est pas la mise en scène déjà ancienne de Nicolas Joël, datant de 2007 et revue avec plaisir en 2015, cette fois ranimée par Emilie Delbée, qui nous motivera en premier. Elle a cependant le mérite d’être extrêmement dépouillée, de ne pas distraire l’oreille des splendeurs vocales et orchestrales, de proposer un symbolisme discret, des images fort belles ; surtout de mettre en valeur la musique. Ce qui dans le contexte actuel est une sacrée chance pour le public car tant d’horreurs ont cours sur les scènes lyriques (dont la production parisienne donnée au Luxembourg actuellement). Pour la mise en scène de Nicolas Joël, je propose de relire mon analyse de 2015.
Reprise triomphale au Capitole
L’Orchestre du Capitole dirigé par Franck Beermann,
la distribution vocale idéale et ses 5 prises de rôles…
font un Tristan bouleversant
Instrumentistes et chef, incandescents. Saluons surtout ici l’extraordinaire réussite musicale et vocale qui a coupé le souffle à plus d’un. L’Orchestre du Capitole d’abord car sa magnificence est un sacré atout. Les sonorités subtiles ou rutilantes de cet orchestre symphonique superlatif font merveille dans la fosse du Capitole. Les solos sont d’une beauté et d’une émotion à faire pleurer de bonheur. Gabrielle Zaneboni au cor anglais, fait des merveilles à l’acte III. Cette mélancolie indicible est fulgurante. Mais il serait injuste de ne pas signaler les moments clefs de l’alto solo, du violon solo et du violoncelle solo. Porteurs chacun de la plus juste émotion dans une beauté de son supérieure. Les bois et les cuivres sont à la fête et les contrebasses si intenses également. Cet orchestre porte tout le drame à un niveau d’incandescence rarement atteint. Il faut dire que l’osmose avec la direction superbe de Franck Beermann, attendue après tant de réussites in loco (souvenons-nous de son Parsifal ), aura tout dépassé. Les sourires qui diffusent entre le chef et les instrumentistes révèlent une confiance mutuelle au sommet. Dans des tempi plutôt rapides, Beermann dès le prélude sait donner aux silences un poids dramatique sidérant. Les nuances subtilement dosées sont saisissantes. La mort des longues phrases des violons est d’une émotion à peine soutenable. Dès la fin de prélude, chacun sait qu’il va vivre un moment rare.
Tout le drame est annoncé, toute la douleur jubilatoire de la partition du sorcier Wagner est là. Le délicieux poison du désir de fusion amoureuse qui va vers la mort dans une dimension métaphysique est superbement présenté. En fait la direction de Franck Beermann est si sûre que le drame se construit de manière inexorable et jamais ne nous lâchera. Les 4 heures de musique passent comme par magie. Jamais le moindre zeste d’ennui n’apparaît. Et c’est là qu’il faut souligner le génie de Christophe Ghristi qui a su construire ce cast idéal avec sa seule intuition. Qui d’autre avec un tel succès peut proposer 5 prises de rôle dans Tristan, qui est peut-être l’opéra le plus complexe à distribuer ?
BEAU CHANT WAGNÉRIEN… Ce qui se passe ensuite demande une analyse fouillée. Par ordre d’entrée en scène le premier chant du Jeune Matelot est intense et beau. Valentin Thill reviendra en Berger à l’acte III avec un jeu sobre et une émotion vraie, bouleversante. Pour l’heure il ouvre la voie et arrive à mettre dans son chant tout le second degré demandé. L’Isolde de Sophie Koch entre dans la liste des immenses Isolde, mezzo-soprano comme Astrid Varnay ou Waltraud Meyer. Elle s’installe d’emblée sur un sommet. Son Isolde trouve une complexité rarement atteinte. Au 1er acte, la colère aristocratique de la princesse fait froid dans le dos, sa violence relativement maîtrisée rend perceptible une douleur profonde, une jalousie destructrice, comme la face inversée de son amour pour Tristan que le filtre ne fera que révéler. Sagace, hautaine, à la limite de la perfidie, la manière dont elle distille le texte du I est vipérine. A l’acte II, la femme amoureuse est impérieuse en exprimant à sa suivante un désir irrépressible presque violent. Elle reste princesse et devient femme amoureuse à l’arrivée de son amant. Quel beau couple ils forment ! L’explosion des retrouvailles est jubilation pure. Tout le jeu dans le long duo est ensuite une construction très aboutie avec son partenaire. Les regards, les sourires, les tendresses, les caresses… tout suggère les montées du désir de cet amour fusionnel. On savait depuis Parsifal en 2020, la sensualité troublante qui peut émaner du jeu de ces deux artistes ; elle va beaucoup plus loin dans ce IIè acte avec une dimension érotique poétique. Avoir deux chanteur-acteurs aussi crédibles scéniquement dans ces rôles d’amants superbes et éternels n’est pas si fréquent ! Au III en robe rouge somptueuse, Isolde-Sophie n’est qu’amour et embrasse la mort, souriante afin d’atteindre une forme de plénitude éternelle. Son Liebestod est fébrile et porté par une fragilité humaine désarmante. La voix surfe avec puissance sur les vagues orchestrales sublimes. Vocalement Sophie Koch couvre toute la vaste tessiture, sa voix d’airain passe l’orchestre sans soucis. A mon sens c’est sa diction, sa manière de ciseler le texte si beau qui fait le plus grand prix de son interprétation. Vocalement elle est à l’aise, sans aucun souci pour les contre-ut. En approfondissant le rôle et en se l’appropriant, sa voix va s’assouplir et se déployer. La performance est déjà tout à fait remarquable et le public reconnaissant est enthousiaste aux saluts. Isolde est bien une prise de rôle qui correspond aux moyens actuels de Sophie Koch et à sa belle maturité. Toulouse a beaucoup de chance !
La Brangäne d’Anaïk Morel est également une prise de rôle. La voix est somptueuse, le legato à l’acte II est souverain. Le jeu est convainquant et le personnage, cohérent. Voilà un rôle en or pour la jeune Anaïk Morel. En Kurwenal, Pierre-Yves Pruvost fait également une prise de rôle remarquable. Personnage tout entier et peu nuancé, c’est le portrait de la fidélité absolue. La voix sonore et l’émission droite conviennent bien à cette conception du personnage. Il n’est pas de Tristan qui vaille sans un héros charismatique.
Comment décrire le Tristan de Nicolai Schukoff ? Il EST Tristan à ce stade de sa carrière. C’est le bon moment. Son physique est rare pour un ténor, proche de la perfection. Grand et élancé, il incarne une forme d’héroïsme charismatique, rien que par sa seule présence. Le jeu altier au début de l’acte I s’évanouit avec l’effet du philtre et il n’est plus que ravissement à l’amour. Le jeu à l’acte II nous l’avons dit, est avec sa partenaire d’une grande sensualité. Face au Roi Marke ses accents sont d’une douleur désenchantée. Il retrouve un instant sa noblesse posturale face à Melot à la fin de l’acte II. Puis il ne sera plus que douleurs. Le jeu et le chant du terrible acte III sont ceux d’un grand Tristan. La voix reste souveraine tout du long, ce beau métal noble, cette émission droite et franche sont de l’étoffe des héros. Nicolai Schukoff a également l’endurance du rôle. Ce n’est pas un Tristan malade cherchant des couleurs et des nuances extrêmes comme certains. Il meurt d’autre chose non de sa blessure physique avec une voix pleine et forte. Toulouse a vu la naissance d’un Vrai Tristan !
Il nous reste à évoquer le Roi Marke somptueux de Matthias Goerne : il signe une prise de rôle majestueuse avec une voix souple, sonore et conduite avec art. Le texte est ciselé et le personnage a une bonté absolue. Marke est un monarque aimant ne revendiquant que d’être aimé; il est anéanti par les abandons en cascades et les morts qu’il ne peut éviter. Matthias Goerne y met tout son art du lied, colorant chaque mot.
Damien Gastl en Melot campe un personnage parfaitement détestable et Matthieu Toulouse rajoute au drame avec sa très courte intervention. La puissance des chœurs d’hommes est appréciable. La cohérence de ce spectacle est digne de la recherche wagnérienne de l’œuvre d’art total et du monument inouï qu’il a érigé à l’amour idéalisé. Voici un spectacle inoubliable pour le public nombreux qui a fait chaque fois, un véritable triomphe à tous les artistes, l’orchestre venant également saluer sur scène ! Merveilleux travail d’équipe ! Toulouse devient une capitale wagnérienne incontournable.
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CRITIQUE, opéra. TOULOUSE. Théâtre du Capitole, le 26 fév 2023. Richard WAGNER (1813-1883) : Tristan und Isolde. Mise en scène, Nicolas Joël / Emilie Delbée ; Décors et costumes, Andrea Reinhardt ; Lumières, Vinicio Cheli ; Avec : Sophie Koch, Isolde ; Nicolai Schukoff, Tristan ; Matthias Goerne, Le Roi Marke ; Anaik Morel, Brangäne ; Pierre-Yves Pruvost, Kurwenal ; Damien Gastl, Melot ; Valentin Thill, un jeune marin/un berger ; Matthieu Toulouse, un pilote. Chœur du Capitole, chef de chœur Gabriel Bourgoin ; Orchestre National du Capitole, Gabrielle Zaneboni, cor anglais ; Direction, Franck Beermann.
Photos : © Mirco-Magliocca