Nous sommes à l’Opéra national du Rhin pour la première strasbourgeoise de la nouvelle production du bijou lyrique de Léo Delibes, Lakmé, signée Laurent Pelly. Guillaume Tourniaire est à la direction de l’Orchestre symphonique de Mulhouse et d’une solide distribution des chanteurs, avec la fabuleuse soprano Sabine Devieilhe dans le rôle-titre et le superbe ténor Julien Behr dans le rôle de Gérald. Une production bouleversante d’actualité et dont les coutures, évidentes, de politiquement correct ne sont pas sans beauté.
Lakmé à l’OnR : Charme, élégance, actualité
Les librettistes de Delibes, Edmond Gondinet et Philippe Gille, se sont emparés des éléments typiques des romans de Pierre Loti, très en vogue à l’époque, pour construire le récit de Lakmé ; un endroit exotique, un héros européen, une héroïne orientale et une fin tragique. L’opéra raconte l’histoire de la protagoniste éponyme, prêtresse brahmane dans l’Inde coloniale, fille de Nilakantha, prêtre désabusé mais surtout fanatique, éprise par mégarde mais sincèrement de Gérald, officier anglais. Elle sanctifie, avec abnégation et courage, son amour pour l’étranger, en dépit du père, mais finit par se suicider, pour le grand bonheur du même père qui se réjouit du fait…
En ce moment précis, où des personnes fanatiques commettent les crimes les plus atroces en raison d’une idée (qu’elle soit d’origine religieuse ou territoriale), la trame de l’opéra résonne terriblement. La mise en scène de Laurent Pelly, bien évidemment conçue avant la guerre en Palestine, est totale épure et beauté. Dans son parti pris, qui est une transposition tout aussi sage qu’incongrue, les européens ont l’air européens, mais les indiens sont vêtus à la japonaise ; un étrange mariage de Butō et de Nō (mélange confus, alambiqué, le Nō étant riche, formel, hautement stylisé, tandis que le Butō est dépouillé à l’extrême). Il y a donc comme une volonté de ne pas blesser quelqu’un… On dirait qu’on voudrait signifier quelque chose, sans vraiment le faire ; qu’on ne va surtout pas grimer Lakmé pour la bronzer ? La poudre blanche et les costumes japonisants, ça va… Curieusement, Marie van Zandt, la cantatrice américaine créatrice du rôle, bien qu’habillée de façon générique « à l’orientale » dans la production originale de 1883, n’a pas été grimée au brou de noix pour avoir l’air indienne…
Le méli-mélo stylistique n’est pourtant pas sans beauté, et la grande sagesse si bien cherchée de la production est malgré tout très pragmatique, d’une grande efficacité. Des éléments scéniques de grand impact, comme les ombres chinoises et la grande cage où demeure Lakmé, ajoutent quelque chose de fantaisiste et de troublant (lumières de Joël Adam, décors de Camille Dugas). L’aspect le plus indéniablement percutant de la mise en scène reste la formidable direction scénique des chanteurs, leur travail d’acteur.
En ce sens, Sabine Devieilhe est complètement habitée de ferveur et d’intensité. Elle incarne parfaitement la dualité cachée du rôle principal au cours des trois actes. Le célèbre air des clochettes de l’acte 2 « Où va la jeune hindoue ? », où le père de Lakmé l’expose comme un oiseau exotique pour attirer Gérald (et essayer de le tuer) est un sommet d’expression chargé d’une incroyable tension. Ici, avec un chant virtuose et une voix qui s’élève à des hauteurs ahurissantes, la soprano montre parfaitement son déchirement entre la fidélité aux commandements de la religion et son amour naissant pour Gérald, l’étranger. Ce dernier est brillamment interprété par Julien Behr, dès son premier air merveilleux « Prendre le dessin d’un bijou ». Nous trouvons le ténor particulièrement exceptionnel dans ce rôle, riche des plus élégantes mélodies. Si la grâce du personnage peut paraître parfois un peu prosaïque, sa musique est d’une fraîcheur et d’un charme très distingués. L’interprétation et le timbre sont si magnifiquement beaux qu’on comprend facilement comment Lakmé, fille de brahmane, fille des dieux, tombe éperdument amoureuse de l’officier anglais.
Nicolas Courjal dans le rôle de Nikalantha nous frappe également par la force dramatique de sa prestation. Il remplit l’auditoire avec son chant profond et large et incarne magistralement la folie fervente effrayante du personnage. Les rôles secondaires sont délicieusement drôles, côté Angleterre, graves et expressifs, côté Inde. Nous retenons le quintette des anglais du premier acte « Quand une femme est si jolie » chanté avec panache par Julien Behr avec Guillaume Andrieux en Frédéric, Ingrid Perruche en Mistress Bentson, Lauranne Oliva en Miss Ellen et Elsa Roux Chamoux en Miss Rose, ou encore le sublime duo de Lakmé et Mallika (interprétée par Ambroisine Bré) « Sous le dôme épais », au tempo légèrement accéléré mais si merveilleusement ondoyant et rêveur… La musique des chœurs est singulière et particulièrement riche en vocalises et nous n’avons que des félicitations pour la performance géniale de ses membres sous la direction de Hendrik Haas.
Si la partie symphonique est peut-être moins sophistiquée que la musique des ballets de Delibes, elle est néanmoins d’une grande richesse mélodique, avec des magnifiques couleurs exotiques, atmosphériques, anticipant à la fois Pelléas et Madame Butterfly. L’Orchestre symphonique de Mulhouse sous la direction de Guillaume Tourniaire, défend la partition avec beaucoup de brio. Si parfois l’équilibre est fragile entre la scène et la fosse, la prestation est satisfaisante dans l’ensemble et saisissante très souvent, surtout dans les parties purement instrumentales.
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CRITIQUE, opéra. STRASBOURG, Opéra, le 2 novembre 2023. DELIBES : Lakmé. S. Devieilhe, J. Behr, A. Bré, N. Courjal… L. Pelly / G. Tournaire. Photos (c) Klara Beck.
VIDEO : Sabine Devieilhe chante l’air des clochettes dans Lakmé de Delibes