vendredi 25 avril 2025

CRITIQUE, opéra. OPÉRA DE SAINT-ÉTIENNE, le 11 mars 2025. MASCAGNI : Cavalleria Rusticana / LEONCAVALLO : I Pagliacci. Tadeusz Szlenkier, Julie Robard-Gendre, Valdis Jansons, Alexandra Marcellier… Christopher Franklin (direction) / Nicola Berloffa (mise en scène)

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FUREUR, PASSION, CRIME… Rien ne manque chez Mascagni comme chez Leoncavallo ; le second semble même avoir tout absorbé du génie du premier … En programmant CAVALLERIA RUSTICANA (Rome, 1890) puis I PAGLIACCI (Milan,1892), deux opéras courts en une même soirée, Eric Blanc de la Naulte, directeur de l’opéra de Saint-Étienne, prolonge la réussite de Thaïs programmé en novembre dernier ; la nouvelle production réalise un sans faute qui est aussi avec le recul, un temps fort de cette saison lyrique 24 / 25 dans l’Hexagone. LIRE ici notre critique de THAÏS de Massenet (nov 2024 à l’Opéra de Saint-Étienne : https://www.classiquenews.com/opera-de-saint-etienne-massenet-nouvelle-production-de-thais-les-15-17-et-19-nov-2024-dans-la-mise-en-scene-de-pierre-emmanuel-rousseau-avec-jerome-boutillier-nathanael-et-ruth-iniesta-thais/)

Mascagni puis Leoncavallo livrent au début des années 1890 deux chefs d’œuvre absolus dont la tension voire la fureur tragique ont rarement été égalées à ce niveau. Le temps musical y fusionne avec l’urgence dramatique pour produire une flux cathartique continument saisissant. De l’un à l’autre drame : s’écoule une même lave orchestrale ; un même chant viscéral ; des contrastes volcaniques, une même exacerbation émotionnelle, une même instabilité psychique qui mène inéluctablement à la violence et au … meurtre.

 

 

Cavalleria Rusticana, I Pagliacci :
Sommets véristes
à l’Opéra de Saint-Étienne

Toutes les photos © Cyrille Cauvet – Opéra de Saint-Étienne 2025

 

 

Dans CAVALLERIA RUSTICANA, le metteur en scène NICOLA BERLOFFA, déjà venu à Saint-Étienne, évacue toute référence au milieu rural et villageois ; il opte pour le contexte ouvrier d’un vaste hangar industriel ; c’est une architecture grandiose dans son austérité (diaphane, lumineuse grâce aux somptueux éclairages de VALERIO TIBERI) dont l’espace démultiplié à la Piranese, souligne l’insignifiance humaine… Un splendide écrin pour contenir et exposer les passions les plus barbares ; où la population travailleuse défile ou se retrouve [pour l’air du vin chanté par Turiddu entre autres], avec de franches et très maîtrisées références au cinéma italien des années 1940 / 1950 [Lire à ce sujet notre entretien avec Nicola Berloffa : https://www.classiquenews.com/entretien-avec-nicola-berloffa-metteur-en-scene-a-propos-de-cavalleria-rusticana-et-i-pagliacci-a-lopera-de-saint-etienne/].

DES PASSIONS EXTRÊMES ET BARBARES… Dans un premier tableau pendant l’ouverture, on y voit Santuzza démunie, inquiète sur un lit de fortune, mise à l’écart… Quand toutes les filles du village se laissent littéralement submergées et conquises par le chant solaire du ténor en coulisse…Cette première image est aussi juste que somptueuse.
Ces êtres détruits ne se possèdent plus. Nicola Berloffa révèle une compréhension très fine de la charge passionnelle des deux ouvrages.
Esthétique [formidable travail des lumières], fulgurante toujours très juste, la mise en scène clarifie le parcours émotionnel de chaque protagoniste, comme l’enjeu de chaque confrontation ; ce qui les enferme définitivement dans une obsession asphyxiante qui devient criminelle : ici Turridu tout en n’arrivant plus à communiquer avec Santuzza, se soucie de son avenir [confession à sa mère] c’est bien toute l’ambivalence du personnage qui en haïssant celle qui l’aime, au point de la frapper, se soucie cependant de son avenir ; à l’inverse, Santuzza dont le personnage ne varie guère entre la fureur et le délire victimaire commet l’irréparable en dénonçant Turiddu, avec les conséquences fatales que l’on connaît ; puis chez Leoncavallo, Canio / Paillasse dévoré par la jalousie [habilement manipulé par Tonio – comme Otello par Iago chez Verdi] ne peut manifester sa haine impuissante… vis à vis de Nedda, sans la tuer sur scène.

 

 

Vaste écrin architectural où s’exposent les passions les plus barbares – Cavalleria Rusticana / Toutes les photos © Cyrille Cauvet – Opéra de Saint-Étienne 2025

 

 

Nicola Berloffa prend au pied de la lettre l’intention et l’adresse du présentateur imaginé par Leoncavallo [librettiste de son propre opéra] dans le prologue de PAGLIACCI : l’action est celle d’êtres de cœur et de sang ; ce qui se passe sur scène est bien réel. Cette ambiguïté qui joue tout le potentiel du réalisme scénique plonge au cœur de la magie théâtrale, son illusion structurante ; ce qui vaut au dernier acte de PAGLIACCI, une intensité dramatique redoublée dans la superposition des deux actions : la scène des bouffons (Colombine et Arlequin bientôt surpris par le mari de la première) d’une part ; le cheminement obsessionnel de Canio l’acteur, submergé par la passion jalouse…de l’autre ; Nicola Berloffa imagine alors un véritable ring de boxeurs ou 2 combattants se battent sans retenue [comme une mise en abîme de l’affrontement passionnel et amoureux qui se joue simultanément entre Nedda et Canio]. La brutalité et le sordide voire la barbarie dont parle Leoncavallo lui-même, sont ici magnifiquement représentés. Et c’est aussi un tour de force pour les choeurs présents tout autour de l’arène conflictuelle : Chœur lyrique Saint-Étienne Loire, Chœur de la Maîtrise de la Loire, de bout en bout impeccables, très astucieusement intégrés dans la mise en scène, dans une scénographique vraisemblable. Du très bel ouvrage.

 

 

 

TADEUSZ SZLENKIER
vériste accompli

L’exceptionnel Tadeusz Szlenkier dans le rôle de Turiddu puis (photo ci dessus), dans le rôle de Canio / Paillasse – Toutes les photos © Cyrille Cauvet – Opéra de Saint-Étienne 2025

 

Outre la violence qui s’expose sans complexe dans une fureur sauvage de l’un à l’autre drame, il revient aux chanteurs de relever les défis de cette conception si juste et si pertinente. En particulier le ténor polonais TADEUSZ SZLENKIER, véritable révélation de la soirée et pilier expressif des deux actions ; son mérite est d’autant plus convaincant et même impressionnant qu’il chante dans chaque action, le personnage le plus fort, le plus troublant aussi (Turiddu / Canio), auquel est réservé l’air le plus exigeant dramatiquement. Son tempérament d’acteur se double d’une endurance admirablement tenue.
TADEUSZ SZLENKIER n’a pas seulement la puissance et une technique extrêmement solide [chantant aujourd’hui tous les héros verdiens et pucciniens sans omettre l’Empereur de La femme sans ombre de Richard Strauss (!)], il est aussi un acteur tragique saisissant de justesse, sachant éviter tout dérapage (c’est à dire tout pathos exacerbé), délivrant ce vérisme mesuré, incarné, avec un sens naturel du texte. Conviction du jeu, entre équilibre et intensité, sobriété mais présence dramatique, aigus faciles, soutenus, naturels, … ses qualités sont superlatives.

Dans Cavalleria c’est moins sa confrontation avec Santuzza qui touche, que ses duos avec sa mère [Mama] en particulier le dernier où il dit adieu en sachant qu’il est condamné à mort ; puis face à Alfio, quand il avoue sa tendresse pour Santuzza et son inquiétude quand au destin de celle-ci, s’il vient à mourir… Confession bouleversante à laquelle le chanteur sait conférer toute la vérité requise. L’acteur ici égale la puissance et la justesse émotionnelle du chanteur ; son chant est éblouissant d’intelligence. Même engagement superlatif dans I PAGLIACCI ou son fameux air final au bord du ring de boxe (avant de tuer Nedda), est lui aussi franc, direct, d’une étonnante sincérité. De bout en bout sa prestation est époustouflante et ses deux personnages, bouleversants. En exprimant toutes leurs failles profondes, l’acteur-chanteur touche au cœur.

À ses côtés, aussi convaincants, le baryton letton VALDIS JANSONS qui fait d’abord un Alfio de grande classe dans Cavalleria ; puis dans Pagliacci, le chanteur assure deux incarnations non moins abouties : en monsieur loyal, fin et mordant ; en Tonio, diabolique et noir sans outrance. D’ailleurs chaque soliste défend sa partie avec intensité à commencer par la Santuzza de JULIE ROBARD-GENDRE, vocalement très intense et surtout, la délicieuse, suave mais aussi grave Nedda d’ALEXANDRA MARCELLIER. Sans omettre, la Lola, lumineuse, insouciante de MARION VERGEZ-PASCAL (l’antithèse absolue de Santuzza), ni le fin Beppe / Arlequin de MARC LARCHER

Au relief des caractères, aussi troublants que captivants, spécifiquement comme on l’a vu dans le cas des Turiddu et Canio de l’exceptionnel Tadeusz Szlankier, répond la baguette fine, sensible, nuancée du chef américain CHRISTOHER FRANKLIN. Aussi détaillé que dramatique, le maestro n’omet pas d’intégrer sa maîtrise de contrastes saisissants dans un flux marqué par l’urgence et la vérité psychologique.

Esthétique, cinématographique, sans omettre la beauté sobre dès décors, réalisation exemplaire des ateliers de l’Opéra de Saint-Étienne, la production est l’une des plus convaincantes vues depuis ce début d’année. Les directeurs d’opéra et de salles seraient inspirés de la reprendre tant elle convainc de façon magistrale. Il reste une dernière représentation jeudi 13 mars 2025 : https://www.classiquenews.com/opera-de-saint-etienne-cavalleria-rusticana-i-pagliacci-les-9-11-et-13-mars-2025-nicola-berloffa-mise-en-scene-christopher-franklin-direction/

I Pagliacci : la double action du dernier tableau ; les 2 boxeurs sur le ring et l’action des comédiens bouffons au devant – Toutes les photos © Cyrille Cauvet – Opéra de Saint-Étienne 2025

 

 

 

HOMAGE à JEAN-LOUIS PICHON… Après les saluts, tous les artistes restent sur scène et chantent le final de PAGLIACCI autour d »un grand portrait de Jean-Louis Pichon qui fut directeur des lieux pendant 25 ans [1983-2008]. L’homme de théâtre nous a quitté en ce début mars 2025 ; toute la salle se lève alors pour lui dédier un magnifique et légitime hommage.

 

 

 

 

 

à venir à l’Opéra de Saint-Étienne

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Prochaine production événement à l’Opéra de Saint-Étienne : Samson et Dalila de Saint-Saëns : les 9, 11 et 13 mai 2025, Grand Théâtre Massenet / Direction : Guillaume Tourniaire / mise en scène : Immo Karaman – Réservez vos places directement sur le site de l’Opéra de Saint-Étienne : https://opera.saint-etienne.fr/otse/saison-24-25-1/spectacles//type-lyrique/samson-et-dalila/s-800/

 

 

 

 

 

LIRE aussi

LIRE aussi notre ENTRETIEN avec ÉRIC BLANC DE LA NAULTE, directeur de l’Opéra de Saint-Étienne : https://www.classiquenews.com/entretien-avec-eric-blanc-de-la-naulte-directeur-generale-et-artistique-de-lopera-de-saint-etienne-a-propos-de-la-nouvelle-saison-2024-2025/

LIRE aussi notre présentation de Cavalleria Rusticana et I Pagliacci à l’Opéra de Saint-Étienne dans la mise en scène de Nicola Beloffa (9, 11, 13 mars 2025) : https://www.classiquenews.com/entretien-avec-nicola-berloffa-metteur-en-scene-a-propos-de-cavalleria-rusticana-et-i-pagliacci-a-lopera-de-saint-etienne/

 

 

Présentation de la saison 2024 – 2025 par Éric Blanc de la Naulte, directeur de l’Opéra de Saint-Étienne :

ENTRETIEN avec Éric BLANC DE LA NAULTE, directeur général et artistique de l’Opéra de Saint-Étienne, à propos de la nouvelle saison 2024-2025

 

 

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