Splendide Edgar de Giacomo Puccini à l’Opéra de Nice ! Pour le centenaire de la mort de Puccini, Nice affiche une œuvre rare de jeunesse, de surcroît dans sa version intégrale (en 4 actes), ce qui place le théâtre niçois comme le créateur en France de la partition sous cette forme. Et les solistes – comme la fabuleuse direction du très inspiré chef italien Giuliano Carella – défendent avec ardeur et justesse ce premier chef d’œuvre; jusque là trop méconnu, du compositeur toscan…
Créé en avril 1889, juste après Le Villi, Edgar est boudé par les spectateurs de la Scala de Milan. Puccini révise, restructure son ouvrage, passant des 4 actes originels à 3. Mais le succès ne sera pas pour autant au rendez-vous… Voilà donc un retour bienvenu de l’action en 4 actes, en guise de Première française. Dans cette oeuvre de jeunesse est en germe tout ce que Puccini fera par la suite, et Edgar préfigure nombre de ses futurs ouvrages, tels Tosca ou La Fanciulla del West… subtilité émotionnelle, génie mélodique, intelligence dramatique, qu’il s’agisse de l’écriture des solistes comme du chœur.
Et l’excellent Giuliano Carella sait attiser la fièvre musicale incluse dans la partition, des instrumentistes comme des chanteurs et des choristes, le tout dans une cohérence expressive admirable – soulignant, en réalité, les ressorts et l’intensité de la version choisie. Puccini adapte la pièce de Musset, La coupe et les lèvres, drame passionnel placé la fin du XVIIIème siècle, où un jeune homme, Edgar, est tiraillé entre deux femmes aux profils tout à fait opposés : Fidelia la douce et Tigrana, la femme fatale, féline et éruptive. Deux visages de l’amour, mais diamétralement opposés. Des portraits qui ,manquent parfois de nuances dans une action taillée à la serpe, mais le compositeur sait exploiter musicalement tout son potentiel expressif, voire poétique. Dans un huis-clos souvent étouffant, le chant exprime l’impuissance et la solitude finale d’êtres en butte à la force amoureuse qui les submerge, souvent à leur détriment.
A l’inverse d’une action puissante, voire sauvage, et des situations souvent tendues (à l’issue tragique…), la mise en scène de la metteure en scène allemande Nicola Raab reste sobre, discrète même, ne gênant en rien la continuité du drame, avec quelques beaux visuels, comme la scène où Edgar se fait passer pour mort afin d’éprouver davantage les deux femmes, tableau où l’on passe d’un linceul banc à un drap rouge sang…
L’arène passionnelle se situe plus au niveau des voix, très sollicitées par Puccini ; en particulier chez les deux amoureuses, aux emplois évidemment contrastés, et d’autant plus opposés qu’elles sont chacune très caractérisées : la mezzo Valentina Boi impose son timbre âpre, voire acéré, incarnant une Tigrana mordante et agressive. Tout à fait à l’opposé de la suavité, tout en phrasés, de la soprano russe Ekaterina Bakanova, (applaudie tout dernièrement dans Manon de Massenet au Teatro Regio de Turin), idéale visage de l’amour caressant (superbe « Addio, mio dolce amor »). Entre elles, le ténor Stefano La Colla (livournais, comme Valentina Boi…) aborde les deux facettes d’Edgar, à la fois lumineux et tendre, des aigus puissants voire héroïques, une belle intensité et une expressivité enflammée : il y a du belcanto et du chant spinto, doublement assumé dans l’écriture du rôle, ce que maîtrise le chanteur. De son côté, Dalibor Jenis (dans le rôle de Franck) réussit le seul air de l’opéra qui soit connu des chanteurs et du public, « Questo amor, vergogna mia », porté avec une ivresse idéale.
Tout opéra de Puccini ne serait rien sans son orchestre. La preuve en est déjà donnée ici dans un ouvrage de jeunesse, certes encore maladroit dans le profil des personnages, un rien monolithiques, mais dont les couleurs et la sensualité des lignes instrumentales suffit à lever toute réserve. La qualité de l’Orchestre Philharmonique de Nice, porté à son plus haut niveau par Giuliano Carella, s’avère électrisante tant les musiciens se surpassent, fédérés, encouragés ainsi dans les nombreux climax dramatiques de la partition.
Somptueuse création, d’autant plus marquante pour le centenaire Puccini qu’elle dévoile un opéra puccinien de jeunesse dans sa parure originelle. Belle initiative de l’Opéra Nice Côte d’Azur... et de son directeur Bertrand Rossi !
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CRITIQUE, opéra. NICE, Opéra (les 8, 10 et 12 novembre 2024). PUCCINI : Edgar (version en 4 actes, création française). S. La Colla, E. Bakanova, V. Boi, D. Jenis… Nicola Raab / Giuliano Carella. Toutes les photos © Dominique Jaussein