Au lendemain d’une exécution de la “première” Manon, celle de Daniel-François-Esprit Auber, le Teatro Regio poursuivait sa Trilogie consacrée à l’héroïne de l’Abbé Prévost avec celle de Jules Massenet, avant celle de Puccini le surlendemain, respectant ainsi la chronologie des créations. Et l’on retrouve donc, à la mise en scène, Arnaud Bernard – puisque Matthieu Jouvin lui a donné carte blanche pour mettre en images, avec un regard différent (mais avec un dénominateur commun, qui est le cinéma noir et blanc des années 30 à 60…), les trois Manon mises en musique par trois compositeurs de temps et d’esthétique différents.
Ce soir, la représentation prend une direction encore plus radicale que la veille, avec l’idée du metteur en scène de relier la Manon de Massenet à l’histoire du cinéma d’auteur français, son choix se portant cette fois sur les années 1960, et le film “de référence” devient, cette fois, La Vérité de Henri-Georges Clouzot, avec la grande Brigitte Bardot dans le rôle de Dominique Marceau, cette fille belle et provocante, véritable femme fatale, tentatrice effrontée et rebelle, réfractaire à toute convention commune ou règle sociale, jugée pour le meurtre de son ex-petit ami, Gilbert Tellier (Sami Frey). Les séances d’accusation se succèdent mais il n’y aura pas de sentence, car avant qu’elle n’ait lieu, la jeune femme se donne la mort en prison en se taillant les veines du poignet avec un fragment de miroir. Le film, qui a fait grand bruit et après lequel Bardot a tenté de se suicider (dans la vraie vie) après une liaison infructueuse avec ce même acteur Sami Frey (!), utilise la technique du flash-back – qui viennent ici très naturellement s’intercaler dans les différents moments de la rame de l’opéra -, alternant la vision des phases du procès avec les moments de sa vie anticonformiste, désinvolte et superficielle qui la mènent à sa perte et pour lesquels Dominique se défend et pleure, montrée du doigt par tous avec sévérité, discriminée avec méchanceté et respectabilité insensée.
En suivant fidèlement les phases du film cinématographique, Arnaud Bernard cherche un lien direct avec la Manon de Massenet et le fait de manière scrupuleuse, en racontant l’histoire de la protagoniste comme si elle sortait du grand écran et les différentes audiences qui anticipent la succession des tableaux de l’opéra, de sorte que les extraits du film en deviennent le reflet narratif. Ceci est confirmé par la disposition scénique d’Alessandro Camera, divisée en deux parties, conçue avec l’idée de toujours montrer, dans la partie supérieure, la salle d’audience, avec les juges et les avocats qui, au cours du procès, assistent au récit du passé houleux de l’accusée prêt à couler sous nos yeux, au niveau du proscenium, lorsque nous passons du film à l’opéra de Massenet et que, par conséquent, Dominique devient Manon. Des nuances de noir et de blanc sont choisies, et dans certaines scènes, comme celle très réussie du Cours-la-Reine, le quartier parisien surpeuplé se transforme en un atelier à la mode avec des vitrines de robes de haute couture et un podium où défilent d’élégantes mannequins ; Manon elle-même en fait partie et se pavane en chantant son aria et sa gavotte. Chaque image de l’opéra, dans les scènes comme dans les magnifiques costumes de Carla Ricotti, dans les éclairages de Fiammetta Baldiserri et dans les vidéos de Marcello Alongi, est le reflet de l’incroyable maîtrise avec laquelle Arnaud Bernard parvient à lier le film à l’histoire de Manon.
Le réalisateur français choisit – comme ce sera à nouveau le cas dans la Manon Lescaut de Giacomo Puccini (donnée le lendemain), avec l’assassinat de Géronte di Revoir – de faire abattre Guillot de Morfontaine avec deux revolvers avant que l’héroïne de l’opéra ne soit arrêtée dans la salle de jeu de l’Hôtel de Transylvanie, où elle est également abusée sexuellement par Guillot, puis défendue par Des Grieux. Le final de l’opéra est un miroir fidèle des images du film, l’héroïne se taillant les veines en prison et étant rejointe par son bien- aimé sur son lit de mort lorsque l’écran du film passe à la scène. Cette alternance harmonieuse et logique entre le film et la dramaturgie de l’œuvre est rendue avec un minimum de force, réalisée techniquement avec une théâtralité engageante dans la recherche de l’innovation sans porter atteinte à l’intégrité substantielle des deux contextes narratifs différents, qui semblent même s’interpénétrer l’un l’autre, devenant presque spéculaires. Le défi auquel croit Arnaud Bernard est courageux, avec l’aide des masses artistiques du Teatro Regio – et d’une troupe de chanteurs à la hauteur des enjeux.
Même la baguette d’Evelino Pido, qui semble parfois reposer sur des respirations orchestrales détendues et amples, est exempte de langueur inutile ou de fioritures esthétisantes, et prend soin de mettre en place une concertation mesurée et très attentive, Elle suit assidûment les chanteurs et leur garantit un soutien adéquat, sensible à offrir le sentiment d’inquiétude que le spectacle véhicule en faisant palpiter le drame même sous les volutes les plus légères de l’opéra, ou en favorisant les séductions sentimentales sans les rendre trop complaisantes. C’est un lyrisme, celui recherché par Pidò, qui palpite émotionnellement, s’insinuant dans les mélodies et les passages brillants sans tomber dans la lourdeur ou les traits fiévreux, cherchant le drame dans les vibrations intimes d’un orchestre toujours élégant et doux.
Enfin, du côté de la distribution vocale, on est d’emblée séduit par la belle force de conviction et de rayonnement de la jeune soprano russe Ekaterina Bakanova, presque débutante encore. Il y a là un talent hors pair, qui donne sa mesure dès sa première entrée : ce serait dangereux bien que courageux, si elle n’avait les moyens de poursuivre et de parfaire l’interprétation de son rôle au long de l’opéra. Le ton est donc donné dès le début du premier acte : une Manon dont le charme est authentique, même si la perversité convenue du personnage se dévoile aussi par intermittence. Touchante dans son fameux air du II « Adieu notre petite table », brillante dans le premier tableau du III « Je marche sur tous les chemins », électrisante dans le second tableau « Pardonnez-moi, Dieu de toute puissance », elle se montre enfin bouleversante au V, « N’est-ce plus ma main que cette main presse », alors qu’elle expire dans les bras de son amant. Bref, elle a ravi le cœur des turinois !
Son Des Grieux n’est autre que l‘excellent ténor brésilien Atalla Ayan, dont on retrouve les qualités propres à son chant, après l’avoir souvent entendu à l’Opéra de Stuttgart où il est resté un certain temps comme membre de la troupe : la beauté du phrasé, le souci du beau style, l’art des demi-teintes, le respect sourcilleux des nuances, et un lyrisme rayonnant. De leur côté, les rôles secondaires se montrent tous excellents dans leurs parties respectives. Le baryton allemand Björn Bürger offre un Lescaut de haute école, avec une voix superbement timbrée et une impressionnante présence scénique. Le vétéran Roberto Scandiuzzi dessine un Brétigny idéalement distant, très aristocratique, avec une voix sonore, mais souvent rebelle à la justesse – et au vibrato par trop envahissant désormais. Le Guillot de Morfontaine de Thomas Morris inspire toute l’inquiétude et le dégoût que requiert cette partie, tandis que le trio de coquettes formé par Marie Kalinine, Olivia Doray et Lilia Istratii s’avère aussi impeccable que réjouissant.
Nouveau triomphe au superbe Teatro Regio de Turin !
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CRITIQUE, opéra. TURIN, Teatro Regio (du 18 au 28 octobre 2024). Massenet : Manon. E. Bakanova, A. Ayan,B. Bürger, R. Scandiuzzi… Evelino Pido / Arnaud Bernard. Toutes les photos © Mattia Gaido & Simone Borrasi / Teatro Regio Torino
VIDEO : Trailer des 3 “Manon Lescaut” au Teatro Regio de Turin