Compte rendu opĂ©ra. Marseille, OpĂ©ra. Le 27 octobre 2015. Rossini : Semiramide. Semiramide, opera seria de Rossini, nous revient aprĂšs dix-huit ans dâabsence et, par la beautĂ© extraordinaire de son chant, dâune virtuositĂ© Ă couper notre souffle (pas celui des chanteurs !) a embrasĂ© le public amateur de lyrisme pyrotechnique en ces temps de froidure soudaine. Temps de froidure Ă©conomique aussi, ce fut non une version scĂ©nique, avec mise en scĂšne, mais une version concertante, finalement non distraite par les dĂ©cors et le jeu, attention plus concentrĂ©e donc sur la musique et le chant, prodigieux, il est vrai, menĂ©s de main de maĂźtre par Giuliano Carella. Cet opera seria en deux actes, le dernier de Rossini en Italie avant son dĂ©part dĂ©finitif pour la France, d’aprĂšs la SĂ©miramis de Voltaire de 1748, fut créé Ă Venise, au Teatro de La Fenice, en 1823. LâesthĂ©tique de Rossini, regarde encore vers le XVIIIe siĂšcle, câest le crĂ©puscule, les derniers feux du bel canto au sens prĂ©cis du terme, lâart vocal virtuose des castrats, quâil contribua Ă Ă©clipser en imposant, à leur place, des femmes travesties dans des rĂŽles hĂ©roĂŻques. Giocchino Rossini, dans lâesprit et lâoreille des auditeurs, est associĂ© non Ă lâopĂ©ra sĂ©rieux, câest-Ă -dire tragique, mais Ă lâopera bouffa, comique : on pense alors Ă sa trilogie fameuse, Le Barbier de SĂ©ville, lâItalienne Ă Alger, au Turc en Italie, et aussi Ă la mi-sĂ©rieuse Cenerentola, Cendrillon. Cependant, ou oublie trop quâil passait Ă©galement pour maĂźtre de ces drames fastueux qui allaient puiser leurs sujets non plus tellement dans la mythologie comme Ă lâĂ©poque baroque, mais dans lâhistoire ancienne. Et ici, nous allons nous trouver dans lâAssyrie antique (aujourdâhui la Syrie dĂ©chirĂ©e par la guerre et la barbarie), alors foyer de notre civilisation puisque autant les Ăgyptiens que les Grecs anciens furent tributaires de la science, de lâastronomie des ChaldĂ©ens et des Assyriens.
Une intrigue policiĂšre
Le lieu : Babylone. Tout le monde a entendu parler ou a vu au musĂ©e de Berlin partie des reproductions des murs en briques Ă©maillĂ©es de bleu, la porte aux lions, de Babylone, la ville immense de MĂ©sopotamie, au sens grec, ârĂ©gion entre deux fleuvesâ, le Tigre et lâEuphrate. Les ruines se trouvent, Ă quelque quatre-vingt-dix kilomĂštres au sud de Bagdad. Capitale, pendant prĂšs de douze siĂšcles, dâune des plus brillantes civilisations de lâAntiquitĂ©, Babylone, oĂč la Bible situe la tour de Babel immense qui, faute dâune langue commune entres les peuples qui lâĂ©difiaient, sâĂ©croula, Ă©tait cĂ©lĂšbre pour ses jardins suspendus, dont la crĂ©ation est prĂȘtĂ©e Ă SĂ©miramis, historique et lĂ©gendaire reine guerriĂšre.
Protagonistes et intrigues
On arrive rarement au pouvoir dans lâinnocence. Ăpouse dâun roi, SĂ©miramis Ă©pousa en secondes noces Ninus (Nino dans lâopĂ©ra), qui contraignit son premier mari au suicide pour convoler avec elle. Ă son tour, Ninus meurt, mais assassinĂ©, on ne sait par qui, et, veuve de deux rois, SĂ©miramis rĂšgne sans partage. Leur fils, Ninias, autre mystĂšre, a disparu depuis vingt ans. De quoi titiller les fameuses petites cellules grises dâun Hercule Poirot archĂ©ologue. Car il faudra rĂ©soudre les deux Ă©nigmes, mort du roi et disparition de lâhĂ©ritier du trĂŽne, un peu comme dans la ThĂšbes dâĆdipe-roi, la premiĂšre piĂšce ou roman policier de lâhistoire, pour que sâapaise la colĂšre apparemment inexplicable des dieux dont est victime Babylone. Des dieux, en somme, qui permettent les crimes, et chĂątient les pauvres humains de ne pas rĂ©soudre les Ă©nigmes quâils ont eux-mĂȘmes causĂ©es, leur imputant de nâen pas punir les coupables. Le grand prĂȘtre de Baal, Oroe, leur interprĂšte, proclame cependant l’avĂšnement prochain de la justice, de la vengeance et dâun nouveau roi. Tout en posant, dâemblĂ©e, lâenjeu, le suspense, câest lâoccasion de grands chĆurs Ă la fois de dĂ©ploration et dâallĂ©gresse. SĂ©miramis confirme, mais sans autre prĂ©cision, quâelle va dĂ©signer son successeur : autre suspense, qui ? Le prince Assur, assure, cela coule de source onomastique, quâil sera lâĂ©lu et prĂ©tend Ă©pouser son Ă©lue, la princesse Azema.
Mais voici quâarrive Arsace, jeune gĂ©nĂ©ral victorieux de l’armĂ©e assyrienne, qui chante sa joie de revenir et de revoir la princesse AzĂ©ma quâil aime âet rĂ©ciproquementâ et veut Ă©pouser : autre nĆud, deux prĂ©tendants pour une mĂȘme femme, banal. Mais un troisiĂšme larron ambitionne aussi le cĆur de la belle ! Qui sera vainqueur ? Mais voilĂ que SĂ©miramis, qui attendait ardemment Arsace, croyant ĂȘtre aimĂ©e en retour, lui dĂ©clare sa flamme, lui propose sa main et le trĂŽne. Les affaires de cour et de cĆur se corsent Ă Babylone. SĂ©miramis, de toute son autoritĂ© absolue, fait jurer Ă tous de respecter son choix du successeur sur le trĂŽne, quâelle entend Ă©pouser : Arsace ! DĂ©sespoir dâAzĂ©ma et du jeune gĂ©nĂ©ral amoureux, fureur dâAssur frustrĂ© dans son ambition. MĂȘme le fantĂŽme apparu de Ninus, le roi assassinĂ©, tonne et dĂ©tonne sur ce qui devait ĂȘtre une fĂȘte. Pourquoi lâombre du roi est-elle courroucĂ©e ? Bien sĂ»r, il rĂ©clame vengeance (depuis le temps ?) de sa mort. Mais est-ce tout ?
Non, ce nâest pas tout : le grand prĂȘtre reconnaĂźt en Arsace le fils disparu du roi, donc, horreur ! fiancĂ© Ă sa propre mĂšre, on comprend lâindignation du royal spectre du pĂšre et Ă©poux. Il appartient donc Ă Arsace, accablĂ©, pour apaiser les dieux et le fantĂŽme de Ninus son pĂšre, de venger lâassassin ou les assassins. Mieux encore : un apartĂ© haineux et menaçant entre Assur et la reine nous rĂ©vĂšle quâils furent amants et les assassins du roi Ninus ! Bref, câest dĂ©jĂ Hamlet Ă Babylone devant tuer sa mĂšre et son amant (comme Oreste tue la sienne et son complice pour venger son papa Agamemnon). Il a du mal Ă sây rĂ©soudre, mĂȘme si SĂ©miramis, mise au courant, lâen implore pour expier ses fautes : rĂ©gicide et inceste, bien que non consommĂ©.
Et tout le monde de se retrouver dans le tĂ©nĂ©breux caveau du roi Ninus, Assur pour y assassiner Arsace, SĂ©miramis pour tuer ce dernier et sauver son fils, et, celui-ci, tremblant, pour immoler dans le noir, Ă lâexhortation du Grand prĂȘtre, lâassassin du roi. Arsace lĂšve le glaive pour tuer sans trop savoir qui. Le Grand prĂȘtre lui ordonne de frapper. La lame sâabat, un corps tombe. Mais de qui ? Suspense final. Arsace, dans un Ćdipe freudien inversĂ©, a occis sa propre mĂšre. Bref, ce drame si long rĂ©pond bien aux rĂ©quisits de l’intrigue policiĂšre en posant les questions qui la constituent : OĂč? Quoi? Qui? Comment? et enfin : pourquoi?
Interprétation
On le disait ici mĂȘme Ă propos du Trovatore, Giuliano Carella, Ă la tĂȘte de lâOrchestre de lâOpĂ©ra de Marseille Ă son mieux est incontestablement un grand maĂźtre de cette musique italienne Ă laquelle il insuffle, sans boursoufler, une vivacitĂ©, une vie au sens propre du terme, qui en est une authentique marque : il polit les cuivres, affĂ»te en douceur les flĂ»tes rossiniennes, chĂ©rit les chĆurs bien prĂ©parĂ©s par Emmanuel Trenque et les chanteurs sont choyĂ©s par sa battue attentive, mais sans complaisance rythmique, au confort dâun chant dâune exigence pĂ©rilleuse. Il sait magnifier les lignes majestueuses de cette grande partition, en dĂ©tailler, en faire briller, sans fouillis, les trouvailles de timbres et couleurs, avec un rare Ă©quilibre de lâensemble et du dĂ©tail. Les rĂ©cits obligĂ©s, comme il convient Ă lâopera seria dramatique, sont animĂ©s et amenĂ©s dans un habile fondu avec lâaria sans la cassure mĂ©canique qui en est souvent lâĂ©cueil. Il obtient de la masse choriste, orchestrale et soliste, une palette de nuances qui rend Ă cette musique monumentale sa variĂ©tĂ©, sans laquelle on serait un peu Ă©crasĂ© par la rhĂ©torique massive du genre. Il revisite avec intelligence lâĆuvre, fait vivre de lâintĂ©rieur et justifie une esthĂ©tique quâon aurait crue, Ă tort, relĂ©guĂ©e au musĂ©e des curiositĂ©s.
Il dispose, il est vrai, dâune phalange exceptionnelle, Ă tous les niveaux, de chanteurs pliĂ©s Ă lâexigence technique de ce style brillant qui exclut la mĂ©diocritĂ© dans la moindre des parties. Ainsi, dans les rĂŽles les plus courts, Samy Camps, tĂ©nor, sait poser toute lâautoritĂ© de Mitrane, capitaine de la garde royale, et Azema, lâĂ©pisodique princesse disputĂ©e par rien de moins quâAssur, Arsace et Idreno, est joliment justifiĂ©e par Jennifer Michel dont le soprano mĂ»rit sans rien perdre, mĂȘme en brune, de sa douce blondeur de timbre. Dans une Ćuvre dont les rivaux principaux sont des voix graves, et lâhĂ©roĂŻne une soprano dramatique, Rossini exalte malgrĂ© tout la voix de tĂ©nor dans ce rĂŽle ingrat dâamant transi, Idreno, lui prĂȘtant des airs diaboliques par la tessiture et la virtuositĂ©. Le timbre de David Alegret qui, lâincarne, est guĂšre sĂ©duisant, mais sa technique Ă surmonter cette partition terrible est indiscutable et le public marseillais ne se trompe pas en lui rĂ©servant une ovation.
 Ces personnages ne sont lĂ que pour nourrir lâintrigue amoureuse secondaire, de mise dans la convention du dramma per musica avec ses hĂ©ros tragiques, dont lâamour, comme le disait Corneille pour la tragĂ©die, est la part humaine de leur surhumaine dimension. Le quatuor, noyau essentiel du drame, est exceptionnel : la basse Patrick Bolleire campe un imposant Oroe, se glissant dans la peau et la voix tĂ©nĂ©breuse du Grand prĂȘtre et astrologue (les Assyriens inventĂšrent lâastrologie), oraculaire et majestueux interprĂšte des dieux et de leurs insondables desseins, par ailleurs, voix dâoutre-tombe du spectre de Ninus. Dans sa prise de rĂŽle du prince Assur, intriguant, ambitieux et rĂ©gicide, Mirco Palazzi est magistral dâemblĂ©e : timbre sombre, voix large et Ă©gale sur toute la tessiture de basse, il surmonte avec aisance toutes les Ă©preuves stylistiques et techniques que Rossini se plaĂźt Ă semer dans sa partition, et sait velouter de vĂ©nĂ©neuses insinuations piano ses menaces Ă son ex-amante SĂ©miramis, mais aussi clamer, dĂ©clamer ses fureurs et frustrations, dĂ©lirer son air de folie, dont Verdi se souviendra pour son Nabucco, qui nâĂ©tait pas, comme on le croit, lâapanage exclusifs des folles prima donnas.
Arsace, personnage fĂ©minin travesti en gĂ©nĂ©ral, est exaltĂ© par la mezzo,Varduhi Abrahamyan, la meilleure interprĂšte sans doute du rĂŽle depuis Marilyn Horne, avec lâavantage dâun physique avantageux (de femme) quâelle ne masculinise heureusement pas et dâun jeu passionnĂ© mais sans les outrances de son illustre devanciĂšre. Elle se rit avec aisance de toutes les difficultĂ©s de la partition et nous rĂ©gale dâun timbre charnu du grave Ă lâaigu, veloutĂ©, sensuel, aux somptueuses couleurs. Ă ses cĂŽtĂ©s, en Semiramide, Jessica Pratt, qui nâest pas le soprano dramatique exactement requis par le rĂŽle, pourrait pĂąlir et pĂątir dâun grave et dâun mĂ©dium trop doux pour lâabsolutisme dâune reine guerriĂšre et rĂ©gicide, mais, prise ici dans les inquiĂ©tudes dâune incertaine fin de rĂšgne, tenaillĂ©e par le remords et lâamour dâun garçon plus jeune, cette fragilitĂ© lui donne une touchante humanitĂ© qui, dâavance, lâabsout de ses crimes, lâassassinat dâun monarque et mari et le penchant incestueux inconscient vers son image juvĂ©nile dĂ©sormais incarnĂ©e par son fils. La beautĂ© lumineuse de son timbre, la sĂ»retĂ© de sa technique, son Ă©poustouflante agilitĂ©, ses pianissimi filĂ©s et ses attaques suraiguĂ«s limpides, sans bavure, en font une interprĂšte exceptionnelle.
Une soirĂ©e de jouissance vocale sensuelle quâaurait pu savourer Stendhal, lâamoureux de Rossini.
Rossini : Semiramide Ă lâOpĂ©ra de Marseille. OpĂ©ra en deux actes. Livret de Gaetano Rossi. OpĂ©ra de Marseille, le 27 octobre 2015. Orchestre et chĆur de l’OpĂ©ra de Marseille. Giuliano Carella, direction. Distribution : Semiramide : Jessica Pratt ; Arsace : Varduhi Abrahamyan ; Azema : Jennifer Michel ; Assur : Mirco Palazzi ; Idreno : David Alegret ; Oroe / LâOmbre de Nino : Patrick Bolleire ; Mitrane : Samy Camps.
Illustrations : Giuliano Carella, saluts © Christian Dresse