Monter La Femme sans ombre (“Die Frau ohne Schatten”) de Richard Strauss dans un théâtre aux dimensions aussi réduites que celui de l’Opéra de Lyon (dont l’ouvrage est par ailleurs une entrée au réperoire pour cette maison) a quelque chose de l’ordre de la gageure. Moins pour des raisons scéniques que musicales : l’acoustique assez réverbérante des lieux tend à brouiller les voix dans les moments d’orgie sonore que le compositeur autrichien cultive avec prédilection ici. Mais la direction du directeur musical de la maison, le chef italien Daniele Rustioni, décidément brillant et à l’aise dans tous les répertoires, réalise des prodiges d’équilibre : puissant sans être agressif, l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon crée une atmosphère d’ensorcelante magie, ponctuée de quelques intermèdes d’une délicatesse inouïe, comme l’introduction à l’air de l’Impératrice au III – ou la longue séquence qui interrompt le duo des Teinturiers au I. L’emphase instrumentale n’est pas pour autant délaissée, mais elle se mue en un torrent aux somptueux méandres dont le flux reste d’une transparence quasi immatérielle, tant sont audibles les multiples courants qui le constituent. Ovationné au rideau final, Daniele Rustioni porte, il faut bien le reconnaître, la soirée à bout de bras.
Daniele Rustioni et l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon / Un torrent aux somptueux méandres dont le flux reste d’une transparence quasi immatérielle
Le bonheur est aussi sur le plateau, grâce à une distribution qui ne connaît aucune faiblesse hors l’Empereur de Vincent Wolfsteiner, à la fois piètre comédien et dont le registre aigu se montre toujours au bord de la rupture. La Teinturière de la soprano canadienne Ambur Braid est en revanche une révélation, aussi convaincante dans les scènes de plaidoyers hystériques pour justifier son refus de la maternité… que quand il s’agit pour elle de révéler le côté tendre de son personnage. En Barak, le baryton autrichien Josef Wagner lui donne la réplique avec une bonhomie et une rutilance vocale admirables. La Nourrice de la mezzo américaine Lindsay Ammann se joue des invraisemblables sauts d’octave de sa partie, avec un timbre d’une plénitude impressionnante, jusque dans le cri. Quant à sa compatriote Sara Jakubiak, elle incarne une Impératrice réunissant idéalement la beauté, la tristesse et l’intensité du personnage. Enfin, le Messager de Julian Orlishausen et le Faucon de Giulia Scopelliti (doublée sur scène par l’actrice Natalia Bielecka) s’avèrent sans reproche, à l’image d’un Choeur et d’une Maîtrise de l’Opéra national de Lyon parfaitement préparé par Benedict Kearns.
Confiée à Mariusz Trelinski, le directeur général et artistique du Grand-Théâtre de Varsovie, la production est tout ce qu’il y a plus lisible et soignée, bien loin des références nombreuses et complexes de son compatriote Warlikowski dont nous avions pu voir une production à Munich il y a quelques années. Aussi intelligent que cohérent, le spectacle conçu par Trelinski respecte le caractère féérique et oriental de l’univers des Esprits de Keikobad, et toutes les scènes situées dans le “monde du dessus” (avec son intérieur chic peuplé de palmiers exotiques) s’oppose radicalement au “monde d’en dessous” (on passe facilement de l’un à l’autre grâce à la “tournette” sur laquelle est posée l’imposante scénographie de Fabien Lédé), prosaïque quotidien de prolétaires d’aujourd’hui, dont l’habitat miteux est jonché de canettes de bière et de boîtes à pizza éventrées. La soirée s’ouvre et se referme sur le sort de l’Impératrice, que l’on voit (avant l’ouverture) se taillader les veines dans sa salle de bains (avec des images vidéos montrant en gros plan son sang se répandre) pour finir en vieille dame esseulée, se penchant méditativement sur sa jeunesse tourmentée…
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CRITIQUE, Opéra. LYON, Opéra (du 17 au 31 octobre 2023). R. STRAUSS : Die Frau ohne Schatten. A. Braid, J. Wagner, S. Jakubiak, L. Ammann… Mariusz Trelinski / Daniele Rustioni. Photos © Bertrand Stofleth.
VIDEO : Tarmo Peltokoski dirige la « Fantaisie symphonique » de « La Femme sans ombre » de Richard Strauss