COMPTE-RENDU, critique opéra. PARIS, TCE, le 17 fev 2020. R. Strauss : La Femme sans ombre. Yannick Nézet-Séguin / v. de concert. Le tout-Paris lyrique semble s’être donné rendez-vous au Théâtre des Champs-Elysées pour l’un des concerts les plus attendus de la saison, la saisissante Femme sans ombre (1919) de Richard Strauss. Dès les premières mesures de cet ouvrage hors normes (voir notre présentation : http://www.classiquenews.com/yannick-nezet-seguin-dirige-la-femme-sans-ombre-de-r-strauss/ ) et rarissime en France, l’ensemble pléthorique des forces réunies gronde et impose la concentration : l’assistance venue en nombre semble écouter comme un seul homme le récit symbolique et initiatique de cette femme en quête d’humanité, sur fond d’éclat orchestral digne du Strauss de la Symphonie alpestre contemporaine (1915). Si le livret n’évite pas un certain statisme, expliquant le recours à une version de concert (comme à Verbier l’an passé https://www.classiquenews.com/compte-rendu-opera-verbier-le-22-juil-2019-strauss-die-frau-ohne-schatten-la-femme-sans-ombre-siegel-gergiev/ ), le souffle straussien emporte tout sur son passage, en mêlant avec virtuosité toutes les ressources orchestrales à sa disposition.
Avec une prĂ©sence aussi prĂ©pondĂ©rante de l’orchestre, on comprend pourquoi les plus grands chefs du passĂ© ont pu s’intĂ©resser Ă ce chef d’oeuvre (Karajan, Böhm, Solti ou Sinopoli : voir notre prĂ©sentation de la discographie incontournable https://www.classiquenews.com/richard-strauss-la-femme-sans-ombre-1919-herbert-von-karajan-1964-3-cd-deutsche-grammophon/ ), avant Yannick NĂ©zet-SĂ©guin aujourd’hui. Le grand chef quĂ©bĂ©cois livre ici une lecture très personnelle, qui en dĂ©route manifestement plus d’un Ă l’entracte, au vue des commentaires entendus : l’architecture globale et la robustesse allemande sont ici lissĂ©es au profit d’un geste plus souple et aĂ©rien, un rien sĂ©quentiel – le tout en des tempi très vifs dans les verticalitĂ©s. Les passages plus lents montrent davantage d’attention Ă la respiration, notamment la construction admirablement Ă©tagĂ©e des crescendos, mĂŞme si l’on pourra ĂŞtre déçu par le peu de relief des alliages de timbres morbides, proches de la manière du Schreker du Son lointain (1910). Comme souvent avec NĂ©zet-SĂ©guin, on a lĂ une lecture d’une grande classe, au service du moindre dĂ©tail – le tout bien servi par un Orchestre philharmonique de Rotterdam entièrement acquis Ă sa cause, lui qui en a Ă©tĂ© le directeur musical de 2008 Ă 2018. On note toutefois quelques faiblesses pour cette formation, au niveau des bois (d’un bon niveau, sans approcher l’excellence du Concertgebouw d’Amsterdam) ou des premiers violons (Ă©tonnant ratage dans les frĂ©missements pianissimi Ă la limite de la tonalitĂ© au III). Le chef quĂ©bĂ©cois parvient toutefois Ă tirer le meilleur de cette phalange d’une parfaite cohĂ©sion en dehors des quelques rĂ©serves exprimĂ©es, par ailleurs bien servie par un chĹ“ur de premier ordre, très prĂ©cis dans la diction.
Sous la baguette de Nézet-Séguin
l’immense Barak de Michael Volle…
Si l’ouvrage est aussi rare dans nos contrĂ©es, c’est qu’il nĂ©cessite une distribution Ă mĂŞme de se confronter aux forces orchestrales de plus en plus dĂ©chainĂ©es au fil de la soirĂ©e : le Théâtre des Champs-ElysĂ©es relève le dĂ©fi haut la main, malgrĂ© la prestation très inĂ©gale de Michaela Schuster. La mezzo bavaroise compense ses faiblesses techniques, notamment un medium peu nourri, par des couleurs mordantes et surtout des qualitĂ©s théâtrales en phase avec son rĂ´le de Nourrice intrigante. Si l’on peut regretter que certains aigus soient arrachĂ©s au forceps, la sincĂ©ritĂ© et l’investissement de cette chanteuse lui permettent de compenser ses dĂ©faillances vocales. Rien de tel pour la convaincante Elza van den Heever, vivement applaudie pour sa soliditĂ© de la ligne sur toute la tessiture et sa projection puissante – mĂŞme si les piani font entendre un timbre plus mĂ©tallique, du fait d’une Ă©mission serrĂ©e. On peut faire le mĂŞme reproche Ă l’Empereur de Stephen Gould, qui manque de chair, mais d’une dignitĂ© sans faille dans ses phrasĂ©s. Le grand seigneur de la soirĂ©e reste toutefois l’immense Barak de Michael Volle, Ă qui NĂ©zet-SĂ©guin rĂ©serve une accolade des plus chaleureuses en fin de reprĂ©sentation : l’art des phrasĂ©s, oĂą chaque mot est poli au service du verbe, n’a d’égal que la justesse des moyens, toujours parfaitement en place, y compris dans les passages les plus ardus au III. C’est prĂ©cisĂ©ment dans ce dernier acte que Lise Lindstrom montre quelques signes de fatigue, notamment quelques stridences dans l’aigu. C’est d’autant plus excusable que sa prestation avait jusque-lĂ tutoyĂ©e les sommets d’une insolente aisance, mĂŞlant subtilement rondeur d’émission et intensitĂ© dans l’incarnation. Une grande soirĂ©e, accueillie par les applaudissements enthousiastes du public parisien, toujours aussi expressif dans la manifestation de son contentement, y compris lors du rappel Ă l’ordre de l’un des spectateurs Ă l’encontre de celui qui avait osĂ© manifester son plaisir un peu tĂ´t, Ă peine les dernières mesures achevĂ©es au I !
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COMPTE-RENDU, opéra. PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, le 17 février 2020. Richard Strauss : La Femme sans ombre. Stephen Gould (L’Empereur), Elza van den Heever (L’Impératrice), Michaela Schuster (La Nourrice), Michael Volle (Barak), Lise Lindstrom (La teinturière), Michael Wilmering (Le borgne), Nathan Berg (Le manchot), Andreas Conrad (Le bossu), Thomas Oliemans (Le messager des esprits), Bror Magnus Tødenes (La vision d’un jeune homme), Katrien Baerts (La voix du faucon), Rotterdam Symphony Chorus, Maîtrise de Radio France, Sofi Jeannin (chef de chœur), Rotterdams Philharmonisch Orkest, Yannick Nézet-Séguin (direction musicale) / version de concert. A l’affiche du Théâtre des Champs-Elysées le 17 février 2020, puis à Dortmund et Rotterdam les 20 et 23 février 2020. Photo : Yannick Nézet-Séguin © hans-van-der-woerd