vendredi 21 mars 2025

CRITIQUE, opéra. LYON, opéra de Lyon (du 2 au 14 octobre 2024). BERG : Wozzeck. S. Degout, A. Braid, R. Watson… Richard Brunel / Daniele Rustioni.

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

 

Chef-d’œuvre du 20e siècle, Wozzeck d’Alban Berg (1885 – 1935) est de retour après de longues années d’absence à l’Opéra de Lyon. Avec Anton Webern et leur maître Arnold Schönberg, Berg fait partie de l’auto-proclamée Seconde École (musicale) de Vienne. Bien que la première école de Vienne de Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert fut théorisée a posteriori, la seconde est un mouvement du début du 20e siècle témoignant d’un parcours au départ post-romantique qui finit dans le sérialisme sévère de Webern, d’après le dodécaphonisme de Schönberg, qui a inspiré lui-même le sérialisme avant-garde de Pierre Boulez. Wozzeck, premier opéra de Berg, est riche de la science, des idées et idéaux musicaux de cette école. Il représente un exemple extraordinaire de modernité et d’audace. Tout cela sans avoir recours à l’usage traditionnel de la tonalité occidentale et sa dichotomie majeur/mineur : une musique atonale au grand impact émotionnel, ce dont précisément la pièce fragmentée de Georg Büchner « Woyzeck » avait besoin pour devenir ensuite une œuvre lyrique universelle et intemporelle, d’une actualité manifeste indéniable.

 

Crédit photographique © Jean-Louis Fernandez.

 

Le livret signé par Berg lui-même (d’après le drame homonyme de Büchner), raconte l’histoire de Wozzeck, pauvre soldat-barbier, follement amoureux de Marie, avec qui il a eu un enfant en dehors des conventions sociales. Il finit par assassiner sa maîtresse en pleine rue, rongé par l’idée de son infidélité. En réalité, il s’agit d’une tragédie à la fois réaliste, naturaliste, et expressionniste. Wozzeck se sait condamné par sa position sociale, son incapacité de devenir maître sa vie ; une impuissance qui est directement liée à sa disposition mentale, que d’autres personnages remarquent froidement mais que personne ne souhaite ni envisage à l’aider. En se résignant et en s’abandonnant à une folie produite par des troubles socio-somatiques (et économiques !) de son époque, Wozzeck, le dépourvu, l’amoral, le fou, vit l’illusion temporaire d’appartenance, avant la tragédie ultime.

Le Maître des lieux Richard Brunel en livre une vision sans concession, transposée à notre époque, où Wozzeck s’est proposé comme cobaye dans un hôpital pour fuir temporairement sa misère. Pour mieux appuyer sur sa détresse morale et psychique, toute l’action se déroule entre les quatre murs de l’espace froid de la clinique (scénographie signée par Etienne Pluss), le mobil home qui lui sert de lieu de vie avec Marie s’y intégrant sans trop de heurt. Dans l’un ou l’autre, il est en permanence scanné et suivi par une caméra-robot placée au bout d’un bras articulé, jusque dans son misérable lieu de vie… doté lui aussi d’une caméra de surveillance. Les lumières blafardes de Laurent Castaingt participent du climat de malaise dans lequel sont plongés les spectateurs pendant l’heure et demie que dure le spectacle, donné sans entracte (comme le veut la coutume), afin de ne leur laisser aucun moment de répit dans cette progressive descente aux enfers, ponctuée par l’assassinat à l’arme blanche de Marie, que Wozzeck retourne contre lui peu après, dans l’indifférence de leur enfant qui retourne s’abreuver de dessins animés sur l’écran plat (devant lequel il est rivé pendant presque toute l’action).

Dans le rôle-titre, le baryton lyonnais Stéphane Degout (qui a débuté dans ce rôle au Théâtre du Capitole en 2021) se montre magistrale de vérité dramatique, en offrant un mémorable portrait du soldat fou, dont chaque note et chaque geste sont habités. Les passages de sprechgesang sont rendus avec une précision d’intonation saisissante, mais dans les moments les plus lyriques, la voix retrouve toute sa luminosité et son éclat pour rendre encore plus éloquente la souffrance de cet être écrasé de toute part. A ses côtés, la chanteuse canadienne Ambur Braidentendue sur cette même scène la saison passée dans La Femme sans ombre de Richard Strauss – s’investit sans retenue en Marie : son soprano, tour à tour tranchant et moelleux, donne corps à une sensualité oppressée, prête à éclater au grand jour. Le Tambour-Major aux rodomontades extraverties de Robert Watson, le Capitaine à l’extrême aigu abordé aux limites de la voix de fausset de Thomas Ebenstein et le Docteur à la basse acérée de Thomas Faulkner forment un terrifiant trio de tortionnaires. Les autres comprimari – sans oublier l’Enfant d’Ivan Declinand, à la fabuleuse présence, complètent de manière exemplaire cette distribution d’une formidable homogénéité.

Le dernier bonheur de la soirée provient de la fosse, et c’est bien l’orchestre qui entame le déroulement du spectacle, en l’espèce l’Orchestre National de Lyon et ses formidables instrumentistes, que nous ne quitterons plus jusqu’à la dernière note, sous la superbe battue du chef italien Daniele Rustioni, actuel directeur musical de l’institution lyonnaise,  qui travaille ici sur la transparence et la fluidité de couleurs admirablement ciselées et rendues. Admirable !

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CRITIQUE, opéra. LYON, opéra de Lyon (du 2 au 14 octobre 2024). BERG : Wozzeck. S. Degout, A. Braid, R. Watson… Daniele Rustioni / Richard Brunel. Photos © Jean-Louis Fernandez.

 

VIDEO : Extrait de « Wozzeck » de Berg selon Richard Brunel à l’Opéra de Lyon

 

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