Nous sommes à l’Opéra de Lille pour la très prometteuse création lilloise de Polifemo de Nicola Porpora, en coproduction avec l’Opéra national du Rhin. Produit pour la première fois en France en début d’année, le casting est quelque peu revisité, avec désormais le fabuleux Kangmin Justin Kim dans le rôle virtuose d’Acis et la pétillante Marie Lys dans le rôle de Galatée, dirigés par la formidable Emmanuelle Haïm à la tête de son orchestre résident à l’Opéra, Le Concert d’Astrée.
Crédit photographique © Frédéric Iovino
Opera seria ma non troppo
Dernier opéra londonien de Nicola Porpora, rival modeste mais pompier de Haendel, l’ouvrage s’inspire très librement de deux épisodes de l’Antiquité en relation avec le cyclope Polyphème (dont le nom grec veut dire, entre autres, « bavard » et « renommé ») : l’amour maudit d’Acis et Galatée et la rencontre avec Ulysse prisonnier sur son île et qui finit par l’aveugler. Les divergences vis à vis sources originales de l’Antiquité (Ovide et Homère) ont vraisemblablement une volonté narrative dramatique : épaissir les personnages poétiques et constituer une intrigue plus dans le goût du lieu et de l’époque.
Dans ce sens, le metteur en scène Bruno Ravella paraît vouloir essayer de faire de même avec sa transposition pragmatique de l’intrigue sur le tournage d’un péplum à Cinecittà dans les années 60. L’œuvre interprétée dans une œuvre jouée dans une œuvre imaginée est une solution tout à fait convenable et efficace face aux nombreuses difficultés théâtrales que pose le genre de l’opera seria, où il est question avant tout de l’expression virtuose des affects par une succession d’airs merveilleux. Les décors et costumes fabuleux d’Annemarie Woods participent à l’allègement global des aspects trop sérieux voire moralisateurs de l’opus, mais nous nous demandons s’ils ont un effet aussi positif sur l’aspect musical, notamment en ce qui concerne le plateau.
Le personnage d’Acis (créé par le fameux Farinelli en 1735) est interprété glorieusement par le contreténor Kangmin Justin Kim, en peintre-décorateur du décor dans le décor, fortement épris, mais pas trop, de la Galatée de la soprano Marie Lys, en vedette du cinéma. Gâté d’airs connus et souvent pyrotechniques, le contreténor campe le rôle avec une aisance confondante. Il est bouleversant d’héroïsme et de bravoure dans l’incroyable « Nell’attendere il mio bene » de l’acte II, où il régale l’auditoire avec les vocalises les plus virtuoses qui soient, autant qu’il est terriblement émouvant dans l’archiconnu « Alto giove » de l’acte III, avec son incarnation exquise de gratitude fervente et de joie. Marie Lys en Galatée évolue dignement au cours des trois heures de représentation. Elle est parfois touchante et fragile, mais très souvent piquante et agile, voire tout en même temps, comme dans son magnifique air du premier acte « Se al campo e al rio soggiorna ». Avec une partition moins virtuose mais pour autant pas moins présent, le contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian incarne un Ulysse à la fois grave et rigolo, avec une présence scénique correspondante et un superbe tonus vocal. La Calypso de Delphine Galou comme la Nérée de Florie Valiquette, moins présentes, proposent néanmoins de jolies caractérisations musicales, notamment la dernière avec un air pyrotechnique ravissant qui ouvre la deuxième partie de la représentation. Le Polifemo de José Coca Loza est tout à fait menaçant avec ses graves profonds et la tonicité vocale exigeante de la partition, notamment pour une voix basse. En outre, il s’agît du personnage le plus dramatique et le plus développé du livret, qui explore la plus large palette des sentiments. Le parti-pris de la mise en scène empêche malheureusement une expression théâtrale concordante, et mise avant tout sur le comique, qu’il réussit néanmoins.
Le Concert d’Astrée sous la direction d’Emmanuelle Haïm est pur dynamisme musical et propose une prestation remarquable à tous niveaux, avec ses vents délicieux très souvent sollicités et un sens de la rythmique fantastique. Un festin baroque comme on les aime. Un spectacle à consommer sans modération, à l’affiche à l’Opéra de Lille jusqu’au 16 octobre 2024 !
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CRITIQUE, opéra. LILLE, Opéra de Lille, le 8 octobre 2024. PORPORA : Polifemo. K. J. Kim, M. lys, P. A. Bénos-Djian, J. Coca Loza… Bruno Ravella / Emmanuelle Haïm. Photos © Frédéric Iovino.
VIDEO : Teaser de « Polifemo » de Nicola Porpora selon Bruno Ravella à l’Opéra de Lille