En version semi scénique, Written on skin créé à Aix en 2012 fait le bonheur des spectateurs lillois – heureux auditeurs d’une œuvre puissante et onirique dont l’Orchestre National de Lille et son directeur musical, Alexandre Bloch expriment les miroitements hallucinés, la somptueuse parure symphonique.
En présence de l’auteur Sir George Benjamin, invité depuis une semaine et qui a piloté toutes les répétitions préalables, en complicité avec Alexandre Bloch, la partition s’affirme à la hauteur de sa réputation depuis sa création aixoise, telle un chef d’œuvre musicalement et dramatiquement saisissant… une œuvre phénoménale par sa concision musicale, son urgence dramatique.
Dans ce jeu de dupes, trouble et barbare, l’héroïne soumise et illettrée, épousée trop tôt [à 14 ans], réussira-t-elle à s’émanciper ? C’est à dire rompra-t-elle l’emprise despotique que lui impose en l’infantilisant, son mari le « Protector », figure impressionnante d’un tyran domestique… À la fois séducteur et provocateur, l’Ange qui est The Boy prépare et réalise la catastrophe, tout en permettant à l’épouse in fine, de réaliser son destin…
Certes elle paye le prix de sa quête [de vérité et de liberté] mais la jeune femme quitte la fonction quelle occupait jusque là, devient « Agnès », prend possession de son corps, découvre la force structurante de son désir, conquiert et revendique enfin sa propre identité. Sa trajectoire est admirablement menée; sa métamorphose, idéalement exprimée par la texture d’un orchestre caméléon, aux harmonies proprement hypnotiques.
Harmonies hypnotiques,
sujet terrifique et fulgurant,…
l’approche superlative du National de Lille
dans Written on skin
montre que la partition est bien
ce chef d’œuvre lyrique partout célébré
Written on skin par l’Orchestre National de Lille / Alexandre Bloch – toutes les photos © Ugo PONTE / ON LILLE 2024
La force du sujet, qui fait de l’héroïne une figure lyrique aussi passionnante et intense qu’une Tosca, bénéficie d’une parure orchestrale des plus raffinées, une voie médiane et originale entre Debussy, Bartok, Mahler… L’opéra de Benjamin se joue allusivement des références aux opéras « classiques » du XXe : il y a du Golaud dans ce protecteur dévoré par le souci de sa toute puissance ; comme il y a dans le continuum harmonique de Written on skin, des réminiscences du « Château de Barbe-Bleue », soit une matière musicale continûment mouvante et bouillonnante, qui exprime les zones les plus enfouies (et les plus motrices) de la psyché humaine.
The Boy est ici une instance qui pousse chacun dans ses retranchements insoupçonnés. Il est le catalyseur qui révèle et permet la cristallisation des désirs. Il y a de l’angélique et du diabolique dans cette silhouette dérangeante, énigmatique et charnelle.
La force enivrante de la musique assure le prolongement avec l’orchestre de Debussy, source des plus admirées par le compositeur britannique et qui a d’ailleurs, avant la représentation de son opéra à Lille, dirigé les musiciens de l’Orchestre National de Lille, dans un programme qui comprenait Messiaen, Ligeti et … La Mer de Debussy.
Ici chaque accent, timbre, harmonie est intimement lié au texte ; toute l’écriture musicale sert la nécessite dramatique. D’où cette action qui captive irrésistiblement du début à la fin.
L’ayant déjà abordée à Tanglewood (précisément l’ayant alors préparée), – il y a 10 ans, pour la création américaine de l’opéra sous la direction de l’auteur, Alexandre Bloch dirige la partition à Lille, avec une énergie continue, une attention d’orfèvre idéale, révélant dans la texture orchestrale tous les ressorts qui fondent son activité allusive et qui font de la partition, un flux psychologique et viscéral d’une sensualité fulgurante. Les tableaux s’enchaînent les uns après les autres, comme une course à l’abîme…
ENTRE RÊVE ET CAUCHEMAR… LA PUISSANCE DE L’AMOUR
L’action se déroule entre rêve et cauchemar, réalité [médiévale] et métaphore contemporaine, avec cette distanciation opérée dans l’énoncé même du texte : chaque chanteur est à la fois son personnage et aussi le narrateur qui décrit l’action qu’il est censé incarner. Ce double registre à la fois action et récit, souligne l’essence métaphorique qui porte l’œuvre vers le symbole et son sens universel. Force du désir, puissance de la rencontre amoureuse, courage libérateur d’une femme au début soumise et infantilisée qui prend possession de son corps et devient maîtresse de sa sexualité…
Les entrées pour mesurer l’incroyable magnétisme de l’œuvre sont multiples : aussi nombreuses en réalité qu’insuffisantes ou incomplètes, pour en embrasser la singulière attraction. En cela le chant de l’orchestre au moment où Agnès devient femme désirante et s’abandonne dans les bras du Garçon, exprime un flux émotionnel d’une exceptionnelle intensité … on éprouve alors une expérience musicale d’une justesse inédite… guère ressentie et vécue que chez Wagner ; ce prodige est tout autant révélateur d’un hédonisme formel qui souligne combien Georg Benjamin est aussi un grand sensuel.
Magali Simard-Galdès (Agnès) / Evan Hugues (The Protector) © Ugo Ponte
CAST IDEAL… Au devant du plateau, les acteurs se succèdent, s’affrontent, s’évaluent… aucun ne résiste à l’œuvre trouble et ambivalente menée par The Boy : le contre-ténor Cameron Shahbazi excelle dans sa partie à la fois séductrice et démoniaque ; même engagement pour les deux anges, Krisztina Szabó et Alasdair Kent, qui incarnent aussi Marie et John. Aussi diseurs qu’impliqués dramatiquement, les deux rôles essentiels sont magistralement défendus. Evan Hughes affirme un Protector monolithique et noir, de plus en plus ébranlé dans ses convictions profondes, totalement saisi même quand il lit la page où par la voix du Garçon, Agnès lui révèle sa liaison extra conjugale. Le baryton articule chaque mot en totale fusion avec l’orchestre : son art prosodique est exemplaire. Il a la violence des êtres faibles. Au final ce despote domestique fait pitié, car il ne maîtrise rien, et surtout pas sa jeune épouse. Celle-ci bénéficie du soprano clair et diamantin de Magali Simard-Galdès : son Agnès se révèle peu à peu dans sa féminité lumineuse, son courage aussi et sa force morale ; l’illettrée soumise à son époux devient une femme à la sensualité rayonnante, défiant son oppresseur et sans jamais défaillir, jusqu’à la scène finale, à la fois terrifiante et sublime (avec la brume onirique diffusée par l’Harmonica de verre).
Alexandre Bloch montre combien il aime la partition, éclairant et sa puissance tragique et sa sensualité organique quasi extatique, en particulier les tableaux où se produisent l’attraction progressive (IV), puis l’ivresse amoureuse (VI) entre Agnès et The Boy (avec pour chacune le timbre de la viole de gambe, comme chant de tendresse).
La parure orchestrale déborde littéralement de scintillements de couleurs instrumentales et de vagues harmoniques d’une exceptionnelle intensité. Aucune partition contemporaine n’égale une telle écriture entre révélation et ravissement. C’est assurément les deux séquences les plus hypnotiques de l’œuvre. La force de l’amour, le désir qui conduit Agnès vers son émancipation, sont exprimés avec une justesse fulgurante, ce que l’intéressée résume admirablement d’ailleurs, à la fin de la seconde scène « L’amour n’est pas une image : l’amour est un acte ».
NOUVEAU JALON POUR ALEXANDE BLOCH ET L’ON LILLE
En présence de Sir George Benjamin qui vient saluer à la fin aux côtés de ses interprètes, Alexandre Bloch signe derechef un nouveau jalon décisif dans l’évolution de l’Orchestre lillois. Il aura aussi permis aux instrumentistes de travailler avec le compositeur (pour préparer le concert symphonique préalable, dirigé par George Benjamin), comme il aura aussi offert aux musiciens l’expérience inestimable de recueillir les indications du compositeur lui-même au cours des répétitions préludant aux représentations de l’opéra (ce soir et demain à Calais). Précis et très imagé, Benjamin a indiqué clairement la part de mystère, l’action des forces transcendantes de la psyché.
Après Mass de Bernstein, l’intégrale des symphonies de Mahler, après les expériences lyriques déjà nombreuses (Les Pêcheurs de perles, Carmen, … sans omettre La Voix humaine), cette création lilloise de Written on skin confirme un peu plus l’excellent niveau du National de Lille, sa légitimité convaincante à servir les écritures contemporaines. On attend avec impatience ce que produira l’Orchestre National de Lille dans … Wagner dont Tristan und Isolde est annoncé à l’Opéra de Lille du 13 au 28 mars prochains, les musiciens lillois assurant la réalisation orchestrale depuis la fosse.
Les saluts en présence du compositeur, Sir George Benjamin (debout en veste bleue, à droite) © Ugo Ponte
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CRITIQUE, opéra. LILLE, Auditorium du Nouveau Siècle. George BENJAMIN : Written on skin (2012). Magali Simard-Galdès , Evan Hughes, Cameron Shahbazi… Orchestre National de Lille / Alexandre Bloch, direction.