Thaïs de Jules Massenet est un opéra pré-expressionniste extrêmement séduisant, qui a pour thème la décadence physique et psychique, ainsi que la lutte entre le sacré et le profane, entre la rédemption et la perdition. Le livret de Louis Gallet, tiré du roman homonyme d’Anatole France, en respecte l’intrigue, laissant toutefois de côté les dimensions onirique, critique et mystique : le Moine Athanaël tente de persuader la courtisane Thaïs, pour qui il conçoit une véritable passion, de renoncer aux plaisirs de la chair. Thaïs, rachetée par Nathanaël, mourra sanctifiée : elle constitue l’un des grands personnages de Massenet et de la seconde moitié du XIXe siècle français. Sa vocalità, d’une grande souplesse, modelée sur la parole, changeante, fluide, qui permet au compositeur de créer des mélodies en miniature, est l’un des atouts majeurs de cet opéra, rare mais intéressant. Car d’aucuns n’y voient qu’une histoire mi-sucrée mi-surannée, avec une partition qui comporte force tunnels, entrecoupée de ce tube qu’est la célèbre “méditation”, mais, pour notre part, jamais cette musique ne nous parait ennuyeuse, bien au contraire, tant son raffinement orchestral et ses couleurs chatoyantes continuent d’ensorceler nos oreilles à chaque nouvelle écoute.
Et c’est le cas ce soir à l’Opéra de Toulon, délocalisé (pour ce spectacle du moins) au Palais Neptune (le Palais des Congrès du port maritime, vaste et confortable salle, aux qualités acoustiques cependant assez moyennes…). Le miracle a surtout lieu grâce à la merveilleuse baguette de Victorien Vanoosten, protégé du grand Daniel Baremboïm auprès duquel il travaille depuis de longues années à Berlin, et propulsé quelques jours plus tôt Directeur musicale de la phalange maison (ce dont on se réjouit – et comme nous l’annoncions récemment dans ces colonnes). Car en maintenant de bout en bout un équilibre entre les séductions contraires qui animent cette musique, le jeune et brillant chef français redonne à la partition du compositeur stéphanois son visage le plus juste. Exotisme et spiritualité, grand spectacle et intimisme, ivresse et amertume, science et intuition : tout est parfaitement en place pour faire de cette exécution l’une des meilleures que l’on ait entendue pour cet ouvrage, dans lequel Massenet a su marier si habilement ses génies et ses démons !
Le plateau voval réuni en grande partie par Pierre Ribemont, conseiller aux voix auprès de Jérôme Brunetière, le nouveau directeur général de l’institution provençale, est l’autre grand bonheur de la soirée. Dans le rôle-titre, la soprano égyptienne Amina Edris confère à son personnage de courtisane repentie une vraie émotion vocale, au-delà de l’hédonisme de l’instrument, de son timbre empli de suavité, et de sons filés et autres pianisssimi de toute beauté … Devant son pupitre (on assiste ici à une version de concert…), elle incarne une Thaïs délicate et résignée, victime de sa beauté, et elle ne demande qu’à se laisser convaincre par Athanaël pour fuir une existence qu’elle ne supporte plus. Dans le célèbre air « Dis-moi que je suis belle », où elle interroge son miroir, la cantatrice ne se contente pas de triompher d’une page à panache avec ses éblouissants aigus (elle élude d’ailleurs les fameux contre-Ré… mais mieux vaut toujours des contre-Ut réussis que des notes ratés !), elle dessine surtout une Thaïs fine et sensible qui s’interroge, et pas seulement sur sa beauté…
Face à elle, l’Athanaël du baryton-basse autrichien Josef Wagner brosse un fort convaincant portrait du moine Athanaël, unissant qualités du timbre, puissance vocale, maîtrise stylistique et soin apporté à la prononciation – mais il ne parvient cependant à apporter à son personnage ce brin de démesure (voire de folie) qu’il exige, pour être pleinement convaincant. Dans le rôle de Nicias, le jeune ténor canadien Matthew Cairns est une belle surprise : il déploie un timbre très flatteur, s’exprime dans un français quasi parfait, et surtout possède le style requis. Les jeunes chanteuses Faustine de Monès et Anne-Sophie Vincent dans les rôles de Crobyle et Myrtale, forment un duo efficace, doté d’un chant soigné et délicat, tandis que la seconde revêt également les habits du personnage d’Albine, dans lequel elle fait valoir un registre aigu sidérant. Enfin, Jean-Fernand Setti apporte ses impressionnants physique et voix à Palémon, tandis que le Choeur de l’Opéra de Toulon, superbement préparé par Christophe Bernollin, n’appelle aucun reproche. Et il convient, pour finir, de mentionner le violon de Laurence Monti, qui livre une Méditation de Thaïs d’une bouleversante intensité.
Une soirée qui augure du meilleur pour l’avenir de l’Opéra de Toulon qui vient de s’adjoindre l’une des plus prometteuses baguettes françaises de sa génération !
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CRITIQUE, opéra (en version de concert). TOULON, Palais Neptune, les 23 & 25 janvier 2024. MASSENET : Thaïs. A. Adris, J. Wagner, M. Cairns… Victorien VANOOSTEN (direction).
VIDEO : Amina Edris chante l’air de Thaïs « Dis moi que je suis belle »