Oublions d’emblée la mise en scène qui ne s’encombre pas des nuances du livret de Wagner. Pas de traduction de chaque mot, ni de chaque phrase,… Ici la poésie du texte originel mporte peu. Non le public comme pris au piège n’a pas accès aux mots du compositeur [qu’il ne se plaigne pas ; il a déjà toute la musique, et qu’elle musique ! Il est vrai servie de remarquable façon comme on le lira plus loin].
Place aux pancartes réductrices,
exit les mots de livret de Wagner…
En guise de livret accessible, 2 « guides » sur scène, présents dès le lever du rideau et dans un prologue rien que théâtral qui est fort long ; ils sont là pour nous « expliquer » l’opéra non par la parole mais par le truchement de pancartes écrites préimprimées dont chaque « phrase » ainsi assénée, schématise et résume en( très) gros, chaque situation et réduit chaque personnage à une fonction. Ici Isolde s’appelle « la femme triste » ; Tristan, « l’homme triste » et le roi Mark, « l’homme puissant ». Voilà une explicitation qui s’ingénie à rendre plus compréhensible l’action.
Quant à ce chant en allemand, langue étrangère énigmatique, non élucidée, et comme mise à distance, il est étiqueté « chronophage », un rien abscon et mérite ainsi d’être remâché, décrypté. Ainsi quand au II, Tristan et Isolde expriment la nuit amoureuse extatique, ce nocturne d’une ivresse onirique absolue, les pancartes sont claires et directes : beaucoup de mots, qui prennent du temps, beaucoup de temps, pour un seul mot : l’amour. De quoi expédier la prose du compositeur et l’étiquetter tel un bavardage inutile….
Chacun appréciera. Voilà un parti qui est clair : ce qu’exprime la musique est autrement plus puissant que le discours des mots de Wagner. Ceux ci peuvent être résumés à des idées simples, raccourcies, fondées sur un livret ainsi réinterprété et tronqué. Écarter la prose de Wagner de cette façon peut être choquant. On se dit que l’on avait tout vu à l’opéra…. Chaque production produit ses surprises, bonnes ou mauvaises. De fait l’auditeur au moment où il écoute chant et orchestre est empêché de comprendre les enjeux de chaque phrase ; et ce qu’a conçu Wagner le poète, lui est inaccessible. Une atteinte dommageable au principe d’œuvre totale que souhaitait le compositeur. Bref….
Pourtant la scénographie ne manque pas d’esthétique, conçu comme une immense bibliothèque, ses rayonnages d’archives formant une arène qui ne manque d’une certaine noblesse. Elle est même opportunément végétalisée pour le nocturne de l’acte II… Mais encore et toujours ces pancartes systématiques que nous infligent le metteur en scène… À chaque scène, imposant des résumés et des idées réductrices plutôt que de nous laisser libre de nous faire notre propre opinion en lisant le texte originel de Wagner…. Le procédé devient insupportable. Il gêne même l’écoute et la compréhension de l’action. Un comble.
On était surtout venu pour l’orchestre et ce que produit la fosse exauce en effet toutes nos attentes. Mais quid des chanteurs ? Hélas le couple majeur déçoit ; ni le Tristan de Daniel Brenna (voix âpre et sans legato, aux aigus difficiles…) ni l’Isolde de Annemarie Kremer qui manque de clarté et de naturel dans l’émission, ne réussissent véritablement à incarner la transformation psychique et amoureuse des deux êtres ainsi frappés, saisis, foudroyés par la puissance amoureuse telle que Wagner l’a conçue dans le flux irrésistible et inextinguible de l’acte II. On reste constamment sur sa fin. Néanmoins deux voix se détachent par leur précision, leur puissance et un chant plus homogène comme nuancé : la Brangaine de Marie-Adeline Henry et le magnifique roi Marke de David Steffens.
Spendide texture en fosse
Le National de Lille au sommet
Le miracle ce soir vient de la fosse, somptueuse, gorgée d’éclatante énergie et d’un relief saisissant que magnifie encore l’excellente acoustique de la salle de l’Opéra de Lille. Chaque timbre, chaque accent s’entend et sous la direction du très efficace maestro allemand Cornelius Meister, familier de Wagner (comme de Bayreuth), le somptueux tapis orchestral déploie son éloquence singulière : lumineuse, exaltée, et jamais écoutée aussi dansante dans le I qui il est vrai, est le plus dramatique (avec le chœur des matelots, vifs, mordants, bien impliqués et chant leur partie depuis la salle). Les couleurs et les passages harmoniques si puissamment introspectifs dans le nocturne du II, diffusent leur texture profuse comme un envoûtement irrépressible. Séquence d’extase et d’ivresse sensuelle d’une ineffable attraction bientôt coupée net par l’arrivée du roi Marke [« l’homme puissant »] dont la confession enchaînée-expression brute du sentiment de trahison qui le submerge alors, est magistralement porté par le solo de la clarinette basse, instrument clé de Wagner qu’il utilisera avec la même justesse sidérante dans le Ring, entre autres dans la Walkyrie, quand Sigmund et Sieglinde dévoilent leur psyché profonde, leurs sentiments les plus refoulés qui les aimantent eux aussi contre toute attente.
La force de l’Orchestre comme un grand organe sensitif se déploie sans limite, submergeant la scène. Elle convoque cet espace musical indescriptible, vertige et gouffre à la fois qui emporte les auditeurs jusqu’à la transe. Dommage que les deux voix ne se hissent pas jusqu’à cette fusion d’ordre mystique qu’atteint l’Orchestre du début de l’acte II, à l’évocation de la chasse, quand les deux amants se retrouvent [semant l’inquiétude de Brangaine]… L’acte II grande transe nocturne orchestrale se déploie littéralement, emblème depuis lors de l’envoûtement dont est capable la musique wagnérienne.
Tout cet acte II est un pur régal sonore. Il démontre combien l’Orchestre national de Lille a gagné en souplesse, cohésion, relief et personnalité instrumentale. Voilà qui augure du meilleur pour la suite et la fin du cycle Sibelius que les heureux lillois pourront écouter au Nouveau siècle sous la baguette électrisante du directeur musical, Alexandre Bloch, du 11 au 19 avril prochains. Nouveau cycle symphonique incontournable. LIRE ici notre annonce du cycle SIBELIUS au Nouveau Siècle de Lille par l’Orchestre National de Lille (au programme : Valse triste, Concerto pour violon, Symphonie n°7) : https://www.classiquenews.com/orchestre-national-de-lille-cycle-sibelius-suite-et-fin-les-11-12-17-18-et-19-avril-2024-valse-triste-concerto-pour-violon-symphonie-n7-alena-baeva-violon-alexandre-bloch/
Toutes les photos © Ugo Ponte / Orchestre National de Lille
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TRISTAN UND ISOLDE, opéra en trois actes
de RICHARD WAGNER (1813-1883)
Livret de Richard Wagner – d’après le roman Tristan de Gottfried von Strassburg (V. 1230) – Créé en 1865 а Munich
Cornelius Meister, direction musicale
Tiago Rodrigues, mise en scène
Daniel Brenna, Tristan
Annemarie, Kremer Isolde
Marie-Adeline Henry, Brangaine
Alexandre Duhamel, Kurwenal
David Steffens, Roi Marke
David Ireland, Melot
Kaëlig Boché, Un Berger, un Marin
Sofia Dias, Vitor Roriz, Danseurs-chorégraphes
Chœur de l’Opéra de Lille
Orchestre National de Lille
Nouvelle production de l’Opéra national de Lorraine.
Coproduction Opéra de Lille, Théâtre de Caen.