Pour le premier titre de son premier mandat à la tête de l’Opéra de Lausanne, le marseillais Claude Cortese (que nous avons connu successivement comme “homme de l’ombre” des directeurs des Opéras d’Angers/Nantes, de Nancy et enfin de Strasbourg…) a choisi l’opéra “suisse” par excellence, “Guillaume Tell” de Gioacchino Rossini… qui pourtant n’avait jamais été monté dans la célèbre ville helvético-lémanique !
Crédit photographique © Carole Parodi
Disons-le d’emblée, “coup d’essai, coup de maître”, tant le spectacle (de près de 4h, et donc avec beaucoup moins de coupures qu’habituellement – dont le superbe trio féminin au IV !…) aura convaincu dans toutes ses dimensions, à la fois scénique, musicale et vocale. Pour la partie scénique, il est allé chercher le brillant homme de théâtre italien (basé à Londres) Bruno Ravella (dont le Polifemo de Porpora nous avait ravis en février dernier à Strasbourg) qui propose ici un travail aussi simple qu’efficace. Car c’est bien la carte de la lisibilité et de la simplicité (qui va également dans le sens de l’éco-responsabilité, puisque c’est l’un des enjeux de notre époque…), et l’acte I se résume par exemple à une toile peinte alla Ferdinand Holder (l’italien avoue son admiration pour le peintre suisse dans ses notes d’intention) qui représente tout simplement… un paysage montagneux suisse. De fait, on est très loin de la (sur)charge décorative dont l’ouvrage est coutumier (et dont on peut tout à fait faire l’économie…), et la démarche de Ravella entend viser à l’essentiel. Sa Suisse constituée de quelques images simples, sans autre élément de décors que là un ponton en bois et ici quelques sièges rustiques, restitue d’une part le cadre magique de l’action, mais aussi l’austérité d’un peuple qui, quinze ans avant l’avènement de Verdi, clame son désir de révolte. Le metteur en scène parvient ainsi, avec beaucoup d’habileté, à rendre encore plus grandiose le discours de Rossini à travers la plus grande simplicité. Car la musique, ainsi libérée de tout décorum, parle un langage plus immédiat, plus franc, et plus direct. Et le plateau de l’Opéra de Lausanne, qui nous a paru si étroit en d’autres occasions, semble ce soir de dimensions normales…
La distribution vocale réunie par Claude Cortese à Lausanne se montre à la hauteur des enjeux, même si les deux rôles de Mathilde et Arnold sont distribués à des voix plus “larges” que les deux chanteurs ici retenus dans ces parties. Mais de largeur vocale, en revanche, l’excellent baryton Jean-Sébastien Bou n’en manque pas dans le rôle-titre, et il campe ainsi un Tell idéal : il en a l’ampleur et l’épaisseur, l’autorité et la conviction. De sa voix saine, large et sonore – doublée d’une diction parfaite et d’un phrasé impeccable -, il fait passer à travers ce personnage toutes les pulsations du chant romantique, en particulier dans son grand air « Sois immobile ».
Avec sa voix riche et bien timbrée sur toute l’étendue de la tessiture (mais sans être celle du “grand lyrique” associé à ce rôle…), par ailleurs parfaitement maîtrisée et contrôlée, la soprano ukrainienne Olga Kulchynska campe une très belle Mathilde, tant par ses superbes sonorités que par son bel art du souffle. Elle chante le superbe et extatique air « Sombre forêt » avec l’élégance dans le phrasé et l’émission legata que requiert son grand air. Son Arnold est le ténor bordelais Julien Dran qui fait resplendir un chant éclatant, solide et solaire (même si le rôle atteint les limites “naturelles” du chanteur), offrant un Arnold de premier plan, au legato à la fois noble et maîtrisé.
Aux côtés des trois rôles principaux, le jeune ténor malgache Sahy Ratia est un pêcheur (Ruodi) de grand charme, la superbe basse italienne Luigi De Donato (après son saisissant Clistene (dans L’Olimpiade de Vivaldi) à Nice en mai dernier) un Gessler sonore et détestable à souhait, tandis que Frédéric Caton convainc tout autant dans le rôle de Melchtal que de Walter Furst. Enfin, Géraldine Chauvet – et plus encore la jeune soprano canadienne Elisabeth Boudreault – se taillent un beau succès : la première avec une Hedwige au timbre chaud et au chant généreux, et la seconde en campant un Jemmy plein de fraîcheur et de fougue mêlées, d’une incroyable présence scénique, dotée d’une projection vocale inouïe… surtout que l’artiste ne dépasse passe les 1m60 !…
Dernier point fort de la soirée, la superbe direction du chef italien Francesco Lanzillotta qui nous avait, de son côté, enchantés cet été dans un rare opéra de Nino Rota au Festival de Martina Franca. Placé à la tête de l’Orchestre de chambre de Lausanne, il parvient à retrouver le brio de Rossini, son panache, sa vitalité et son dynamisme – et peu se sont aperçus qu’entre la première mesure de l’Ouverture et la fin du deuxième acte, deux heures s’étaient écoulées ! Lanzillotta donne au moindre détail un poids dramatique saisissant et restitue avec beaucoup d’envergure les différentes influences de la partition – et sa place originale dans l’histoire de la musique. Car avec Guillaume Tell, son ultime opus lyrique, Rossini dévoile tous les mystères à venir et dicte une esthétique qui sera par la suite suivie par Berlioz et par Verdi, par Gounod et par Wagner. C’était bien aux autres de suivre, pas à lui de continuer…
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CRITIQUE, opéra. LAUSANNE, opéra de Lausanne (du 6 au 15 octobre 2024). ROSSINI : Guillaume Tell. J. S. Bou, O. Kulchynska, J. Dran… Bruno Ravella / Francesco Lanzillotta. Photos © Carole Parodi.
VIDEO : Teaser de « Guillaume Tell » de Rossini selon Bruno Ravella à l’Opéra de Lausanne