C’est à mettre au crédit de l’Opéra national du Rhin que d’assurer la Création française de Polifemo de Nicola Porpora (1686-1768), une oeuvre d’importance pour son auteur et la seule à (très épisodiquement) être mise à l’affiche (Salzbourg, Schwetzingen…), aux côté de Germanico in Germania (encore plus rare). Créé en 1735 à Londres où il était arrivé deux ans plus tôt pour concurrencer Haendel, ce dernier dirigeant l’Académie Royale de Musique tandis que son rival crée l’Opéra de la Noblesse (the Opera of Nobility), l’ouvrage ne pourra cependant faire de l’ombre aux deux chefs d’oeuvres de Haendel qui le précède (Ariodante) et le suit (Alcina) à quelques semaines d’intervalle…
Le livret de Paolo Antonio Rolli mêle habilement le Polyphème d’Homère, dont Ulysse parvient à crever l’œil unique après l’avoir enivré, et celui d’Ovide, qui tue Acis parce que Galatée le lui préfère. Mais à la différence des livrets de Haendel, où le chant est mis au service du drame et du théâtre, celui de Rolli ne fait que répondre à l’esthétique de Porpora dont le but n’est que de mettre en valeur les voix dont il disposait, et quelles voix : les castrats Farinelli et Senesino et la soprano Francesca Cuzzoni, excusez du peu ! Si les personnages sont ici un peu comme des marionnettes, les airs au fil de l’action prennent néanmoins de l’ampleur jusqu’au sublime air “Alto Giove” d’Acis (le plus connu de son auteur).
Le plateau est dominé par la plus grande star des contre-ténors du moment, l’argentin Franco Fagioli (Acis), qui dans l’air pré-cité allie extrême virtuosité à la plus bouleversante émotion. Cependant, son homologue français Paul-Antoine Bénos-Djian lui tient tête en Acis, avec un timbre d’une beauté et d’une projection stupéfiantes, qui lui valent un véritable triomphe au moment des saluts. La jeune soprano néo-zélandaise Madison Nonoa est une révélation en Galatée, et son air de déploration “Smanie d’affanno” étreint les gorges tout autant que le fameux “Alto Giove”, avec sa voix toute de fraîcheur et d’agilité. La basse bolivienne Josè Coca Loza apporte son timbre caverneux au cyclope Polyphème, mais manque d’épaisseur scénique pour rendre pleinement justice à son personnage. La délicate Nerea d’Alysia Hanshaw (qui a fait ses armes à l’Opéra Studio de l’OnR), brillante dans son air “Une beltà che sa”, prend le pas sur la Calypso – il faut dire curieusement reléguée au second plan ici – de la mezzo française Delphine Galou, malgré toutes qualités vocales et stylistiques de la chanteuse.
Confiée à Bruno Ravella, signataire in loco d’un mémorable Stifellio de Verdi, la production rend hommage aux nombreux Péplums sortis de Cinecittà au tournant des années 60, et dont l’affiche typique de ce genre de productions cinématographiques fait ici office de rideau de scène. Mis en abîme, le livret est le sujet d’un tournage dans lequel Ulysse (bodybuildé) est courtisé par ses fans, Acis est peintre de décors et Polyphème (boursouflé de latex) campe un metteur en scène jaloux qui finira par faire s’écraser sur son rival un lourd projecteur (contre le rocher de la légende) ! L’humour est tout au long du spectacle le moteur d’une action qui évite ainsi l’ennui pendant les 3 heures qu’il dure, une gageure à mettre au crédit du facétieux metteur en scène !
En fosse, Emmanuelle Haïm – placée à la tête de son Concert d’Astrée – fait un sort à la partition de Nicola Porpora, et officie avec l’intelligence et la vivacité qu’on lui connaît. Elle a toute sa place dans la réussite de cette superbe redécouverte !
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CRITIQUE, opéra. STRASBOURG, opéra, le 5 février 2023. PORPORA : Polifemo. F. Fagioli, P. A. Bénos-Djian, J. Coca Loza… Bruno Ravella / Emmanuelle Haïm. Photos : Klara Beck.
VIDEO : Teaser de “Polifemo” de Nicola Porpora selon Bruno Ravella à l’Opéra national du Rhin