ANGERS NANTES OPÉRA frappe fort pour ce premier volet de sa nouvelle saison 2024 – 2025. Un choc comme on aime en ressentir à l’opéra : preuve qu’il existe encore des partitions superbement construites qui suscitent réflexion et analyse, tant la justesse de ce que l’on écoute et voit, reste pertinent. Glaçant mais pertinent.
Les admirateurs de son opéra premier aussi flamboyant qu’enivrant « Cavalleria Rusticana » (1890), pilier du vérisme le plus convaincant, pourront être désarçonnés par la rudesse, l’âpreté, la violence aussi dont Mascagni fait preuve dans « Il Piccolo Marat » (créé à Rome le 2 mai 1921). C’est que le sujet le commande ; en cela saluons le directeur d’Angers Nantes Opéra, Alain Surrans de faire [re]découvrir ainsi aux ligériens, une séquence méconnue de leur propre histoire où des crimes atroces, organisés sur la Loire ont atteint un sommet d’inhumanité totale [ce qu’exprime parfaitement, dans son agitation psychique, le personnage du charpentier réquisitionné par l’infâme L’Orco]. Les barques et leur fond commandé permettent ainsi de perpétrer un massacre cynique, une planification qui en préfigurent d’autres, dans la litanie écœurante des actes politiques barbares.
Ainsi ce qui fait ici la force de l’ouvrage, c’est moins les vertiges sentimentaux supposés de la part d’un compositeur italien au réalisme post vériste (en particulier post puccinien), qu’une réflexion quasi philosophique et même politique de son sujet : Mascagni très impliqué jusque dans la rédaction du livret, a parfaitement mesuré les enjeux d’une action qui s’inscrit sous le régime de la Terreur révolutionnaire française, ses délires et outrances, avec toutes les dommages collatéraux envisageables. Souvent au détriment du peuple malgré l’affiche des gouvernants qui en son nom proclament agir « pour son bien ». Mascagni ne suit pas l’exemple précédent de Giordano dans Andrea Chénier de 1896 : il préfère exprimer le tumulte des agissements collectifs et sanglants : un opéra digne de la peinture d’histoire, plutôt que la célébration d’un héros identifié.
Le premier tableau est sans ambiguïté : tout sentimentalisme en est banni et le spectateur est immergé dans les remous d’une foule hystérisée par la faim, prête à tout débordement pour satisfaire ici des besoins primaires. L’ampleur et même la sauvagerie du chœur soulignent la franchise d’un Mascagni hautement dramatique qui sert avant toute séduction mélodique, l’expressivité et la vérité d’une scène de folie collective.
Quel contraste avec le premier chœur d’ouverture qui implore la protection de Marie pour une mort sereine… Rien de tel en vérité pour les noyés de la Loire auxquels est précisément réservée la pire des tortures mortelles : l’assassinat collectif par noyade. Ayant rappelé ce préliminaire saisissant, l’action peut donc dérouler son horreur indépassable.
La production qui se suffit parfaitement d’une mise en espace provient du Teatro Goldoni de Livourne sous la direction efficace du chef Mario Menicagli, particulièrement impliqué par la recréation de l’ouvrage ; sa direction renforce et l’expression sourde et diffuse d’une angoisse progressive à mesure que les tableaux s’enchaînent, et la cruauté directe, crue, répétée qui se réalise sur les planches. Le mal absolu incarné par le personnage de L’Orco s’impose à chacun des protagonistes ; la basse Andrea Silvestrelli a la profondeur vocale et la présence physique d’un rôle parmi les plus démoniaques de l’opéra : plus infect encore que le Scarpia de Puccini. Chacun affronte ce tyran ivrogne, manipulateur, abonné au larcin et à la torture.
Mascagni a construit le drame en clarifiant progressivement la relation amoureuse entre la nièce (martyrisée de L’Orco, Mariella) et le Petit Marat, duo complice dès le départ (pour l’affaire du panier et ses prétendues victuailles) puis de plus en plus fusionnel, au moment où les deux cœurs soudés entravent L’Orco, avant que le Charpentier (excellent Stavros Mantis) ne lui assène le dernier coup, fatal.
Le soldat contre L’Orco
Mariella, Le Petit Marat, L’Orco à l’acte III © Garance Wester pour Angers Nantes Opéra
Un personnage revêt contre toute attente une épaisseur dramatique et psychologique de première importance : le soldat. Il est vrai que le chant solide, lumineux, droit de l’impeccable Matteo Lorenzo Pietrapiana (qui chante aussi Germont père dans La Traviata) contribue largement à la crédibilité impressionnante de ce rôle axial : voix de la vérité, présence idéale, à la fois fragile et ferme [il est aussi le plus convaincant et le plus juste de la distribution], le soldat fustige les manipulations et les abus, comme les discours mensongers ; glaive splendide de la justice et de l’équité, il accuse directement l’Assassin d’Arras : Robespierre, et à travers lui, les exactions iniques de L’Orco ; il dénonce, dévoile et révèle l’ignominie d’un pouvoir abusif ; il est la voix de la liberté et des valeurs humanistes les plus admirables, un archange célébrant l’amour et la fraternité. Mais la foule manipulable se montre sourde à son exhortation vertueuse et préfère suivre aveuglément les propos infects du tyran, expert dans l’art de retourner la foule en sa faveur. Le soldat se fait donc massacrer, sur une table, sans autre forme de procès.
Pour autant sa mort n’aura pas été inutile car les valeurs qu’il incarne (et qu’il a proclamé en début d’acte), se concrétisent à l’acte III, – le plus terrifiant, dans le combat des deux amants Mariella et Le Petit Marat, contre L’Orco. Dans ces deux derniers rôles Rachele Schinasi et le ténor Samuele Simoncini ne manquent pas de décibels ni de résilience face au démon…
Sur le plan du sujet, Mascagni opère comme une reprise actualisée du Fidelio de Beethoven : le Petit Marat, révolutionnaire zélé, acquis à la cause des partisans républicains, et récente recrue de L’Orco, est en réalité le fils de la princesse de Fleury, soit le prince Jean-Charles de Fleury dont le seul but est de libérer des griffes du despote, sa mère incarcérée avec d’autres nobles et comme eux, humiliée, dépouillée, condamnée à la noyade dans la Loire). Marat serait comme Fidelio, un agent de la vengeance et aussi une figure admirable de courage, approchant au plus près le démon pour mieux le tromper et libérer la personne séquestrée, promise à la mort.
L’Acte III est une course infernale, un cauchemar où la terreur le dispute à la barbarie active, dominée par la figure diabolique de L’Orco dont la bestialité s’exprime sans limite, tel un bourreau omnipotent… Toute la construction de l’opéra développe en tableaux noirs voire écœurants, un drame qui dénonce la brutalité barbare d’un pouvoir aussi autoritaire qu’il est mensonger. Scène de terreur et de harcèlement, scène d’assassinat, scène de folie collective comme il a été dit précédemment ; tout conspire pour créer peu à peu un climat anxiogène et étouffant jusqu’à la scène ultime, libératrice.
L’Orchestre national des Pays de la Loire porte la partition à son incandescence, sa perversité noire (en particulier au début de l’action, dans les scènes chorales déchaînées) ; comme il sait aussi étirer une soie plus enveloppante et subtilement mélodieuse à la première apparition du soldat… Un rayon éclatant et soudain dans un tunnel sombre et lugubre. Le Chœur d’Angers Nantes Opéra est plus qu’engagé : percutant.
Saluons Angers Nantes Opéra pour cette découverte spectaculaire dévoilant l’un des derniers ouvrages de Mascagni dont l’intelligence et la force dramatique éclairent un pan terrifiant de l’histoire nantaise. Car au delà de l’épisode historique, le compositeur a conçu un hymne d’amour et de fraternité contre le despotisme.
Toutes les photos © Garance Wester pour Angers Nantes Opéra
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CRITIQUE, opéra. ANGERS, le 5 octobre 2024. MASCAGNI : Il Piccolo Marat. Matteo Lorenzo Pietrapiana, Stavros Mantis, Andrea Silvestrelli, Samuele Simoncini.. ONPL, Orchestre National des Pays de la Loire, Mario Menicagli (direction)
LIRE aussi notre présentation d’Il Piccolo Marat de Mascagni à l’affiche d’Angers Nantes Opéra : https://www.classiquenews.com/angers-nantes-opera-mascagni-il-piccolo-marat-creation-francaise-nantes-les-2-3-oct-angers-le-5-oct-2024-samuele-simoncini-mario-menicagli-sarah-schinasi/
Prochains événements
Prochains événements à ne pas manquer à ANGERS NANTES OPÉRA : Ballet CLOSE UP de Noé Soulier, du 9 octobre 2024 au 26 janvier 2025 – « Rhapsodie Bohémienne / ça va mieux en le chantant », atelier de chant ouvert à tous, les 15 et 16 octobre 2024 – PLUS D’INFOS sur le site d’ANGERS NANTES OPÉRA saison 2024 – 2025 : https://www.angers-nantes-opera.com/
Entretien
LIRE aussi notre ENTRETIEN avec Alain SURRANS, directeur général d’ANGERS NANTES OPÉRA, à propos de la saison 2024 – 2025, temps forts, productions nouvelles et en création, place du chant, « démocratie culturelle », … : https://www.classiquenews.com/entretien-avec-alain-surrans-directeur-general-dangers-nantes-opera-a-propos-de-la-nouvelle-saison-2024-2025/