
Créé triomphalement à l’Opéra de Paris, le 16 avril 1849, avec la fameuse Pauline Viardot dans le rôle de Fidès, “Le Prophète” de Giacomo Meyerbeer a quasiment disparu des scènes internationales depuis le début du XXe siècle ; l’on ne compte guère, ces trente dernières années, qu’une production à Karlsruhe, une autre à Essen, une également au Théâtre du Capitole (déjà avec John Osborn dans le rôle-titre), et une dernière à la Deutsche Oper Berlin ! Le Festival d’Aix-en-Provence crée donc l’événement, à l’occasion de sa
75ème édition, en mettant à son affiche (dans une version concertante unique) une partition qui possède d’immenses qualités, non seulement musicales, mais également dramatiques : comment oublier que les idées politiques véhiculées par Eugène Scribe, qui en a rédigé le livret, trouvèrent à la création un écho de l’idéologie révolutionnaire de l’époque… Théophile Gautier n’hésitant pas à parler “d’un pamphlet renfermant des situations qu’on pourrait croire taillées dans la prose des journaux communistes” ?
Conforme à nos attentes, la partie vocale offre bien des satisfactions, à commencer par le duo John Osborn / Elizabeth DeShong qui fonctionne superbement, les deux chanteurs américains incarnant leurs personnages avec une sincérité confondante, dans un couple qui annonce Manrico et Azucena dans « Le Trouvère » verdien. Ils défendent, par ailleurs, une prosodie et une élocution françaises dignes de tous les éloges. Dans le rôle-titre, le ténor américain fait étalage de sa facilité dans l’aigu, mais aussi de son élégance dans l’ornementation : il possède les moyens, le style et la couleur pour rendre justice à sa partie ; il électrise l’auditoire dans son air final “Versez ! que tout respire l’ivresse et le délire”. Tout aussi incroyable d’engagement se montre sa compatriote Elizabeth DeShong dans le personnage de Fidès, peu après son non moins impressionnant Bradamante (dans “Alcina”) à Bordeaux en février dernier, qui délivre des graves profonds autant que des aigus acérés, notamment dans son grand air de l’acte V, “Ô prêtres de Baal… Comme un éclair précipité”, dans lequel elle donne une leçon de chant belcantiste, qui lui vaut un fracas d’applaudissements et de vivats amplement mérités.
Dans le rôle de Berthe, la soprano arménienne Mané Galoyan leur tient tête cependant, avec sa grande voix lyrique capable des plus infinies variations et coloratures, et une flamme dans l’accent qui soulève également l’enthousiasme du public. Habitué aux rôles de méchant, le baryton français Edwin Crossley-Mercer ne fait qu’une bouchée du personnage d’Oberthal, auquel il apporte son timbre mordant et racé. Le trio des Anabaptistes, incarné par James Platt (Zacharie), Guilhem Worms (Mathisen) et Valerio Contaldo (Jonas) est percutant à souhait, tandis que parmi les trois Soldats se détache le ténor clair et superbement projeté de Maxime Melnik. Enfin, les forces chorales de la soirée – le Chœur de l’Opéra de Lyon et de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône – n’appellent aucun reproche dans une partition qui sollicite beaucoup les premiers.
Coup de chapeau, enfin, à Sir Mark Elder qui maintient – à la tête d’un flamboyant London Symphony Orchestra – une tension dramatique permanente pendant les presque 4h de musique que dure la soirée. Le chef britannique parvient à restituer tout à la fois ce qu’il y a de germanique dans les racines de Meyerbeer, l’italianité que le compositeur allemand assimila si bien lors de son séjour dans la Péninsule, et aussi ce qu’il faut de pompe française. On regrettera juste que le ballet du III, dit “des patineurs”, ait été à ce point écourté, mais dans une édition musicologiquement satisfaisante, à défaut d’être archi-complète. En tout cas, le public venu en masse écouter le chef d’œuvre meyerbeerien ne boude pas son plaisir, et fait une longue fête à l’ensemble des artisans de cette magnifique soirée de Grand Opéra… le spectacle justifie pleinement le retour du “Prophète “sur les plus grandes scènes lyriques !
______________________________________
CRITIQUE, opéra. AIX-EN-PROVENCE, Grand-Théâtre de Provence, le 15 juillet 2023. MEYERBEER : Le Prophète. J. Osborn, E. DeShong, M. Galoyan… London Symphony Orchestra / Sir Mark Elder. Photo © Emmanuel Andrieu
VIDÉO : teaser du “Prophète” de Giacomo Meyerbeer au 75ème Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence
