Pour commémorer le centenaire de la mort de Giacomo Puccini, le Festival d’Aix-en-Provence a programmé Madama Butterfly, une œuvre qui fait l’immanquable recette de la plupart des théâtres du monde. Pour un festival qui a fait de la qualité des mises en scène sa marque de fabrique, notamment en raison de répétitions plus longues qu’ailleurs, la production de l’un des piliers du grand répertoire générait nécessairement de fortes attentes. On pouvait notamment espérer d’Andrea Breth et de sa radicalité théâtrale qu’elle renouvelle le propos d’une œuvre certes influencée par l’orientalisme de l’époque, mais constituant dans le même temps une éloquente dénonciation du colonialisme – à cet égard, la bascule est due à la relecture par John Luther Long (Madame Butterfly, 1898, adapté au théâtre par David Belasco dès 1904) de la fiction de Pierre Loti (Madame Chrysanthème, 1887), qui fait passer du point de vue d’un dandy européen, chassant son ennui en épousant par dérision une ancienne geisha qu’il méprise, à celui d’un narrateur plein d’empathie pour celle qui prend l’étoffe d’une véritable héroïne tragique.
La mise en scène conçue par Andrea Breth est pourtant d’un littéralisme qui étonne et semble procéder d’un souci de fidélité absolue au livret d’origine. Tout se déroule dans la pièce principale d’une maison japonaise traditionnelle, au sol couvert de tatamis, devant deux élégants paravents laqués. La metteuse en scène ne s’autorise qu’un ajout aux didascalies du libretto : elle a en effet recours à des danseurs japonais, dont le rôle semble être de créer un contrepoint poétique aux actions des chanteurs, notamment par l’exécution de lents mouvements cérémoniels évoquant le tai-chi. Pour certains danseurs, le port de masques blancs inexpressifs, issus du théâtre Nô, accentue l’impression d’un énigmatique rituel – sans doute celui du suicide du père de Butterfly, ordonné par le Mikado, avec le même couteau que celui qui servira au sacrifice de l’héroïne. À la fin du premier acte, alors que les deux amants s’enlacent sous la nuit étoilée de Nagaski, que remplace momentanément le théâtre à ciel ouvert de l’Archevêché, ces danseurs se font aussi marionnettistes pour simuler un vol de grues, symbolisant (selon le programme de scène) « la vérité, l’amour et le bonheur ».
Dans les propos recueillis par Timothée Picard, Andrea Breth confie l’étonnement qui a été le sien quand Pierre Audi lui a proposé de mettre en scène Butterfly, opéra qu’elle associait plutôt aux retransmissions de grands airs « le dimanche après-midi, à l’heure du Kaffeekuchen » et à des interprétations « sirupeuses », avant qu’elle ne se plonge dans l’œuvre et qu’elle ne révise son jugement. Est-ce l’enthousiasme des néo-convertis qui l’a poussée à s’éloigner de la tentation d’une relecture pour revenir au livret ? L’ambiguïté principale de la démarche de la metteuse en scène me semble se situer dans son rapport au japonisme de l’œuvre. Andrea Breth affirme n’avoir pas cherché à comprendre la culture nipponne, préférant s’intéresser au fait que Puccini a composé sa musique sans s’être jamais rendu au Japon. Elle indique s’être inspirée au contraire de photographies autrichiennes datant de la fin du XIXe siècle prises au Japon, donc d’un regard médiatisé (et probablement orientaliste) sur le pays lointain et sur son étrangeté. Mais pourquoi recourir alors à l’artifice d’une maison et de costumes traditionnels ou à la tradition du nô, pourquoi engager des danseurs japonais, et même une chanteuse japonaise (Mihoko Fujimura, wagnérienne glorieuse, mais dont le temps a désuni les registres) pour incarner Suzuki ?
Si c’est surtout le rituel tragique qui intéresse la metteuse en scène, le choix d’un inquiétant théâtre de masques moins influencé par l’exotisme aurait peut-être mieux servi son propos, qui a ici tendance à disparaître derrière un beau livre d’images, qui édulcore parfois la violence de la musique et des situations dramatiques – une jeune femme orientale, ancienne prostituée, achetée par un occidental, possédée et aussitôt abandonnée. Ainsi du vol de grues, joli cliché, qui laisse penser à un fugitif moment de bonheur pour Butterfly. Mais n’aurait-il pas mieux valu exploiter alors les tensions du livret, par exemple celles qui opposent en cette fin d’acte un officier américain insistant, pressé d’épingler un délicat papillon à sa collection et ne sachant répéter que « Vieni, vieni ! » et « Sei mia ! » (au point de rappeler le prédateur Scarpia), et une très jeune femme, repoussant les assauts du séducteur, significativement absorbée dans la contemplation des étoiles dans lesquelles elle voit autant d’yeux qui la regardent ?
Il est probable que de nombreux spectateurs soient sortis de cette représentation réjouis d’avoir vu une Butterfly éternelle, devant un décor délicat et dans de beaux costumes, sans aucune provocation du type Regietheater, avec une direction d’acteurs relativement convenue en dehors des chorégraphies ritualisées des danseurs masqués (la plus belle réussite du spectacle à mon avis). D’autres aussi, dont je fais partie, auraient préféré qu’une production de ce type serve aux nombreuses soirées d’un théâtre de répertoire et qu’un festival montre plus d’audace dans la production d’une œuvre aussi souvent programmée.
Si le verre paraît parfois à moitié vide plutôt qu’à moitié plein, c’est aussi que la distribution n’était pas tout à fait à la hauteur de ce que l’on pouvait attendre. Il faut toutefois reconnaître que la moiteur d’une nuit caniculaire n’a pas dû simplifier la tâche des chanteurs enveloppés dans les riches costumes d’Ursula Rezenbrink… Certains semblent dans un mauvais soir, comme le ténor Adam Smith (Pinkerton), voix tranchante comme un couteau, mais en délicatesse avec l’aigu. J’ai déjà évoqué le cas de Mihoko Fujimura, belle artiste dont la voix n’a hélas plus la rondeur d’antan, mais dont la noble présence demeure. Sharpless est un personnage payant, dont l’empathie pour le destin tragique de Butterfly et la réprobation à l’égard du comportement de prédateur de Pinkerton gagnent généralement l’adhésion du public. Lionel Lhote s’y montre émouvant, mais un timbre plus riche et moelleux, une personnalité plus affirmée auraient sans doute permis à l’humanité du personnage de rayonner davantage. Parmi les petits rôles, Carlo Bosi est un Goro insidieux, mais c’est la voix d’airain de l’oncle bonze, Inho Jeong, qui m’a le plus frappé. Une Butterfly se mesure toutefois à l’aune de son rôle-titre : de ce point de vue, Ermonela Jaho demeure l’une des grandes incarnations actuelles du personnage. Son interprétation intense vise l’émotion plus que la perfection, et en dépit d’un registre grave moins éloquent, la magie du timbre dans l’aigu (souvent pianissimo) saisit toujours autant. Très attendu, son « Un bel dì vedremo » est parfaitement tenu, l’expression étant encore renforcée par une mystérieuse grammaire de gestes, doublée par un danseur masqué placé derrière la chanteuse. Acclamée aux saluts, la soprano albanaise aura l’agréable surprise d’entendre in extremis l’orchestre célébrer en musique son anniversaire…
À la tête des forces vives de l’Opéra de Lyon, Daniele Rustioni soutient l’action d’une direction à la fois souple et tendue. Pour une mise en scène aussi esthétisante, un son d’orchestre encore plus velouté et un chœur encore plus raffiné dans le chant à bouche fermée auraient peut-être été préférables, surtout dans l’acoustique toujours un peu sèche de l’Archevêché. Mais lorsqu’est tombée la nuit étoilée de Nagasaki et que Cio-Cio-San a retiré un à un ses vêtements de cérémonie, les cordes ont su se faire caressantes pendant que les bois lyonnais (hautbois, clarinette et flûte) déployaient leurs sortilèges plaintifs. À mes oreilles, c’était l’un des plus beaux moments de cette soirée lyrique.
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CRITIQUE, festival. AIX-EN-PROVENCE, Cour de l’archevêché, le 19 juillet 2024. PUCCINI : Madama Butterfly. E. Jaho, A. Smith, M. Fujimura, L. Lhote… Orchestre de l’Opéra de Lyon / Andrea Breth / Daniele Rustioni.
VIDEO : « Prélude » à Madama Butterfly de Puccini selon Andrea Breth au Festival d’Aix-en-Provence