Depuis 1972, le Festival de Saintes est un rendez-vous incontournable pour tous les amateurs de musique ancienne, mais il s’est également étendu – depuis quelques années et sous l’impulsion de Philippe Herreweghe (directeur artistique de la manifestation saintongeaise de 1982 à 2002) – à la musique romantique. Ainsi, après un premier concert (le 18 juillet) à l’Abbaye aux Dames consacré entièrement à Antonio Vivaldi, et dirigé par Hervé Niquet à la tête de son Concert Spirituel, c’est le grand Philippe Herreweghe que l’on retrouvait le lendemain, à la Cathédrale Saint-Pierre (de l’autre côté du fleuve Charente), pour la grand-messe que constitue toute interprétation d’une Symphonie d’Anton Bruckner, surtout quand il s’agit de la plus monumentale et grandiose de toutes… la Huitième (quand bien même dans sa version primitive de 1887, moins spectaculaire que sa révision de 1890…).
Le premier soir, place au Maître des lieux (puisque Hervé Niquet avait été nommé à la direction artistique du Festival pour un mandat de deux ans qui finit avec cette édition 2024, tandis que la célèbre violoncelliste Ophélie Gaillard reprendra le flambeau pour les moutures 2025 et 2026…) -, pour une célébration du Prêtre Roux dans des ouvrages “historiquement informés”, comme il l précisera au cours de ses nombreuses (et habituelles) interventions (avec des pointes d’humour qui n’appartiennent qu’à lui !….) entre les différents ouvrages (essentiellement vocaux) retenus ici. En l’occurrence, des oeuvres exclusivement écrites par le compositeur vénitien pour les jeunes filles orphelines recueillies (et éduquées en vue de futurs mariages…) à l’Ospedale della Piètà, dont il était le maître de musique. Il y disposait de deux choeurs et de deux orchestres (uniquement à cordes) féminins, pour lesquelles il a composé notamment ses plus belles pièces de musique sacrée, à l’instar des fameux Gloria (RV 589) et Magnificat (plus quelques Psaumes…), repris ce soir sous les majestueuses voûtes en plein cintre de l’abbaye romane. Débarrassés ici de ses cuivres intempestifs (tel qu’on les trouve dans la plupart des enregistrements discographiques de ces deux ouvrages), ils retrouvent ce soir leur saveur originelle, avec deux choeurs féminins (2X10) se faisant face (et donc sans solistes non plus…), tandis qu’un orgue positif, un luth et un théorbe séparent les deux ensembles de cordes (2X9) disposés devant les deux choeurs placés de part et d’autre du transept.
Le résultat final fait que le Gloria et le Magnificat ne sont plus des opéras “déguisés”, illuminés par de brillants solistes, et là où on a l’habitude de soli qui prennent leur temps, le Concert Spirituel adopte une marche plus nonchalante (« Et in terra pax hominibus », « Domine Deus ») ; là où notre oreille attend du grandiose ou de l’énergique, les musiciens adoptent au contraire une intensité retenue (introduction et « Propter magnam gloriam » dans le Gloria, « Fecit potentiam » et « Suscepit Israel » dans le Magnificat par exemple…). Le résultat fait également entièrement honneur aux nombreuses qualités expressives de la partition, tout en ramenant les auditeurs au plus près du rendu original de ces œuvres (dans le cadre du culte). Excellent, le double choeur ne manque ni de richesse en termes de timbres, ni de clarté dans la diction et l’agilité… et fait le bonheur d’un public qui s’est massé jusque le long des parois latérales et dans le choeur de l’Abbatiale, adressant une belle clameur aux artistes… visiblement tout aussi heureux !
Le lendemain, autre ambiance et autre répertoire à la cathédrale Saint-Pierre, dont le clocher est comme un phare dans l’ancienne ville romaine. Et c’est cette fois la musique romantique d’Anton Bruckner – dont Philippe Herreweghe s’est fait l’un des champions (tout spécialement sur instruments d’époque… et ce depuis au moins 20 ans !) – qui retentit sous les ogives croisées de l’église gothique. A la tête de l’Orchestre des Champs-Elysées, cette lecture de la 8ème symphonie (dans sa version primitive de 1887) de Bruckner prend sa source dans Beethoven, Brahms et Schubert : elle respire un parfum des campagnes de Haute-Autriche, avec ses paysans bourrus qui festoient après de rudes labeurs dans des champs. La pâte orchestrale de la phalange parisienne se fait volontairement rugueuse, mais elle frappe surtout par la lenteur de son tempo qui, sans atteindre aux langueurs celibidachiennes, n’en oublie pas moins la nécessaire verticalité d’un discours alliant puissance et lumière, grandeur et méditation, se construisant patiemment pas à pas, avec une attention particulière aux détails d’une orchestration pléthorique.
Empreinte d’un intense sentiment d’attente et de mystère, riche en nuances dynamiques, l’Allegro initial précède un Scherzo porté par une progression implacable scandée par les vents et les timbales encadrant un Trio aux tournures sylvestres pleines de mystère (cor et harpe). L’Adagio solennel, douloureux et touchant dans son dépouillement (harpe), sublime et tendu par sa lenteur habitée (cors, legato des cordes) prend place avant un Finale monumental qui trouve son climax dans une coda qui verra, au terme du voyage, s’ouvrir les portes du Paradis, achevant triomphalement ce magnifique interlude brucknérien. Un public aux anges fait un triomphe au fondateur du festival et à ses excellents instrumentistes – et vivement donc un nouvel opus symphonique de Bruckner à Saintes… avec les mêmes !
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Critique, concerts. 52ème Festival de Saintes : Abbaye aux Dames (le 18 juillet) et Cathédrale Saint-Pierre (le 19 juillet). VIVALDI par Hervé Niquet et Le Concert Spirituel (le 18) / BRUCKNER par Philippe Herreweghe et L’Orchestre des Champs-Elysées (le 19). Photos (c) Esteban Martin.
VIDEO : Hervé Niquet dirige Le Concert Spirituel dans le « Gloria » de Vivaldi