Pour les fêtes de fin d’année 2023, Les Ballets de Monte-Carlo s’emparent d’un des sommets de la création chorégraphique de ces dernières années, une pièce créée par la Compania Nacional de Danza de Madrid au Teatro de la Zarzuela en 2015, cette fameuse Carmen chorégraphiée par le suédois Johan Inger, à la fois relecture et adaptation spécifique d’après l’opéra de Georges Bizet.
La performance sait s’écarter des oeillades folkloriques comme de l’imagerie-cliché. Son travail sur la pureté et l’intensité des gestes comme des situation force l’admiration et l’on comprend que le spectacle ait obtenu un « Benois » de la danse peu après sa création à Madrid, en 2016. Le résultat témoignait alors du renouveau de la Compagnie de Danse espagnole, sous l’impulsion de son directeur artistique José Martinez. Johan Inger a le sens du théâtre et de l’efficacité : il sait capter dans le drame de Carmen la force d’un manifeste qui dénonce in fine toutes les violences faites aux femmes. La vision est pertinente : elle voit en Carmen une victime, certes combative, mais bientôt soumise à son inéluctable mise à mort par un Don José macho. Et l’action est dans ce sens d’autant plus convaincante que la brutalité et la barbarie sous-jacentes induisent une chorégraphie plus que théâtrale, puissante, directe, essentiellement et viscéralement tragique.
Les Ballets de Monte-Carlo
abordent la chorégraphie choc de John Inger : sous le regard de l’Enfant, Carmen en victime des violences conjugales…
C’est surtout en relisant Mérimée, que le chorégraphe met en lumière la ligne de force du texte originel qui sous tend toute l’action de son ballet : la violence des hommes contre les femmes. Ici, le personnage miroir de Micaëla dans l’opéra de Bizet… devient l’Enfant (El Niño), témoin des violences conjugales, celles de ses parents : une jeune fille assiste ainsi à la succession des tableaux avec d’autant plus d’effroi qu’elle est comme tous les enfants dans telle situation, un témoin impuissant, et donc une victime collatérale, réduite au silence (Ekaterina Mamrenko)…
Dans un univers étouffant, glaçant, à la fois carcéral et industriel, les corps des danseurs (en costumes des années 1970) s’éreintent comme une armée accablée de travailleurs miséreux, réduits à l’esclavage moderne. Le Corps de ballet exprime ce sordide collectif d’un lieu tout à fait déshumanisé. Le groupe des danseuses éclairent ces ténèbres revisitées, et parmi elles, son joyau incandescent et passionné : Carmen la rebelle (Juliette Klein). Torche vive et libre, elle proclame sans ambiguïté sa furieuse énergie, sa féminité décomplexée, érotique et assumée, mais soudain simple petite fille face au beau Escamillo, la vedette des arènes (Ige Cornelis)… aussi enfantine et presque fragile que dominatrice et inflexible en présence de José, incarné ici par Jaat Benoot. Ce dernier n’a pas analysé le trouble que lui cause ce corps de femme outrageusement sensuel, qui se joue de sa fausse pudibonderie. Le danseur réussit une danse complexe, entre tourbillons et maîtrise, élans et égarements, comme tragiquement possédée. Mais droite et implacable cependant, quand par jalouse haine, il tue celle qui se moque de lui. La tension qui émane des deux danseurs tient les spectateurs en haleine de bout en bout !
Le ballet clarifie cette emprise et cette possession grandissante, comme aimantée et fatale entre Carmen et José. A travers les yeux de leur enfant supposé, ce choc amoureux et passionnel revêt une sauvagerie millimétrée, comme épurée selon la vision contrastée et comme simplifiée de Johan Inger. Elle est d’autant plus intense et tendue que la partition de Bizet a été concentrée en… 1h30 de temps (dans la version réorchestrée de Rodion Schedrin, mais aussi d’Alvaro Dominguez, sans compter quelques ajouts de musiques « nouvelles » dues à la plume de Marc Alvarez…). Fulgurante, passionnelle, la musique du ballet se réalise depuis la fosse, voluptueuse et férocement dramatique grâce à l’implication de tous les pupitres d’un resplendissant Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo (placé sous la direction du fougueux chef espagnol Manuel Coves), formidable organe orchestral qui palpite et rugit selon les pulsions et convulsions de l’héroïne ainsi magnifiée. La production est là encore une totale réussite : elle rend compte du haut niveau à la fois technique et artistique des Ballets de Monte-Carlo (cohésion synchronisée des ensembles, et relief acéré, animal des profils solistes).
On attend maintenant impatiemment leur prochain événement en 2024 : Roméo et Juliette, annoncé à Cannes le 11 février 2024 dans le cadre d’une tournée en France (d’après le ballet original de Jean-Christophe Maillot créé à l’Opéra de Monte-Carlo en décembre 1996), puis le spectacle « TO THE POINT(E) » par le trio de Chorégraphes Wheeldon / Maillot / Eyal- et cela sera cette fois au Grimaldi Forum de Monaco, du 24 au 28 avril 2024… A ne pas manquer ! Plus d’infos : https://www.balletsdemontecarlo.com/fr/saison-2023-2024/mc/wheeldon-maillot-eyal
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CRITIQUE, danse. MONACO, Grimaldi Forum (du 30 décembre 2023 au 4 janvier 2024). CARMEN de Johan Inger (2015) d’après BIZET et par les BALLETS DE MONTE-CARLO. Photos (c) Alice Blangero.
Plus d’infos sur le site des Ballets de Monte-Carlo : https://www.balletsdemontecarlo.com/fr/actualites/retour-carmen-johan-inger
VIDÉO : reportage Monaco Info / Carmen par Les Ballets de Monte-Carlo (déc 2023)
VIDÉO : l’intégrale du ballet Carmen par la Compañía Nacional de Danza (Espagne, décembre 2022)