Glorifiée par le Tasse dans sa Jérusalem délivrée, les plus grands compositeurs – de Lully à Dvorak, en passant par Gluck et Rossini – ont succombé à la séduction de l’irrésistible magicienne Armide. Et tandis que l’Opéra-Comique la met en son affiche en ce mois de juin 2024 (avec Ambroisine Bré dans le rôle-titre et sous la direction de Christophe Rousset à la tête de ses Talens Lyriques…), sort opportunément le superbe enregistrement discographique qu’en avait réalisé Château de Versailles Spectacles suite aux représentations scéniques du chef-d’oeuvre lyrique de Jean-Baptiste Lully à l’Opéra Royal de Versailles en mai 2023 (avec Stéphanie d’Oustrac en magicienne, et sous la direction de Vincent Dumestre à la tête de son Poème Harmonique).
Armide de Lully a été créée le 15 février 1686 sur la scène de l’Académie royale de musique. Philippe Quinault s’était inspiré d’une source littéraire en tous points respectable : La Gerusalemme liberata, poème héroïque dicté au Tasse par les entreprises des chevaliers chrétiens partis libérer le Saint-Sépulcre à la suite de Godefroi de Bouillon. Les chants IV, V, X, XIV, XV et XVI narrent les aventures amoureuses d’Armide, sublime et infidèle magicienne païenne, qui avait le pouvoir de se faire aimer des valeureux croisés, de Renaud en particulier, chevalier sans peur et sans reproche. La fable d’Armide n’était en rien une nouveauté pour la culture française du XVIIe siècle, et en 1617, les deux amants avaient été les protagonistes d’un ballet représenté en l’honneur du tout jeune roi Louis XIII. De manière prophétique, enfin, Quinault les avait mis en scène dans le cinquième acte de la Comédie sans comédie (1655) et Lully dans une entrée de son ballet Les Amours déguisés (1664), dans lequel le florentin eu avait la possibilité d’explorer le potentiel dramatique de la scène où Armide, abandonnée par Renaud, bascule dans le désespoir.
Il faudra malgré tout attendre la création de la tragédie lyrique de Quinault et Lully pour que le mythe accède à une notoriété universelle dans la culture française. La coproduction de Quinault et Lully conquiert rapidement les faveurs du public, et s’impose très vite comme la meilleure tragédie lyrique des deux hommes. Amplifiant la légende, Armide allait constituer le dernier avatar de l’heureuse collaboration entre un compositeur et un librettiste qui, à partir de rien, avaient créé, à travers onze tragédies en musique et en l’espace de seulement treize années, une tradition lyrique nationale, expression scénique et musicale du Grand Siècle de Louis XIV. Lully en effet, allait mourir en mars 1687, suivi en novembre 1688 de son fidèle collaborateur…
Par-delà d’authentiques moments de belle musique et de fort impact scénique, l’opéra de Lully présente des situations où s’exprime une esthétique lyrique en contact, sur de nombreux points, avec celle du théâtre tragique contemporain. Le monologue de l’héroïne à la fin de l’acte II (“Enfin il est en ma puissance”) concrétise en particulier l’idée-même du théâtre lyrique français. Victime d’un sortilège de la magicienne, Renaud est étendu dans un sommeil profond; armée d’un poignard, l’enchanteresse sort de sa cachette et s’approche. Renaud est un ennemi et, de surcroît, le seul chevalier de l’armée chrétienne, à demeurer insensible à son charme irrésistible. La lame est sur le point de s’abattre quand Armide, soudain troublée, s’interroge sur sa véritable détermination : tremblante, soupirante, elle est incapable d’achever son geste. En l’espace de vingt-trois vers, soutenus par une déclamation intense et vibrante, avec l’unique accompagnement du continuo, la protagoniste incrédule et le spectateur assistent à la transformation lente et inexorable du désir de vengeance en une prise de conscience du sentiment amoureux.
Le point culminant de l’ouvrage, celui où l’interprète suscitait le plus d’admiration, celui qui pouvait décider du succès de tout l’opéra n’était donc pas le moment où s’exprimaient de grandes qualités de virtuose, mais bien celui où s’épanchaient d’immenses dons d’actrice. La créatrice d’Armide, seul personnage psychologiquement fouillé de l’ouvrage, s’appelait Marthe Le Rochois, prima donna à laquelle Lully avait destiné ses principales héroïnes féminines à partir de Proserpine en 1680. Ses contemporains sont unanimes à lui reconnaître un immense talent, à la fois dans le chant et la déclamation. Même si cette scène allait demeurer la plus fameuse de l’oeuvre lullien, Armide offrait d’autres tableaux mémorables, riches en situations spectaculaires (le divertissement infernal de l’acte III), en musique raffinée (l’imposante et belle passacaille, clou du divertissement), en pathétisme intense (les scènes finales, malédiction, plainte et délire d’Armide abandonnée, précédant l’écroulement spectaculaire du palais enchanté).
Par bonheur, la grande qualité de la prise de son du présent enregistrement rend toutes ces scènes particulièrement présentes et vivantes, et on pourrait dire que les images “s’entendent” ici avec acuité, grâce au formidable engagement dramatique tant des superbes chanteurs réunis par Laurent Brunner à Versailles, que les admirables musiciens de la phalange baroque. A tout seigneur tout honneur, c’est d’abord la grande Stéphanie d’Oustrac qui éblouit de bout en bout dans le rôle-titre, avec son tempérament de feu, mais sachant admirablement nuancer son chant. Grâce à son magnifique timbre, la solidité de ses aigus, et la largeur des graves, c’est peu dire que le rôle de la magicienne lui va comme un gant !
Et par bonheur, son environnement est de haute volée, à commencer par le Renaud de Cyril Auvity, dont on goûte avec délice la voix de ténor aigu à la française, toujours haut placée et parfaitement projetée. De leur côté, Marie Perbost et Eva Zaïcik prêtent leurs magnifiques timbres non seulement aux Allégories du Prologue, et aux Suivantes d’Armide, mais aussi aux fausses amoureuse d’Ubalde du Chevalier danois, chantés ici avec brio par David Tricou et Virgile Ancely (tragiquement disparu quelques semaines plus tard). Le baryton-basse québécois Tomislav Lavoie offre à Hidraot sa voix pleine et sonore, et un timbre accrocheur et suffisamment rocailleux pour incarner ce personnage de “méchant”. Timothée Varon croque le personnage de La Haine à la pointe sèche, avec une voix pleine d’une revigorante santé. Une mention, enfin, pour les jeunes Anouk Defontenay et Jeanne Lefort en Bergères.
Qui a jamais pensé que la musique de Lully était solennelle et emphatique, au point d’en être parfois ennuyeuse ? Vincent Dumestre et son Poème Harmonique apportent ici la preuve (éclatante) du contraire, avec une générosité sonore qui s’étend à un continuo dont la richesse fait ressortir la poésie du texte de Quinault, avec une pugnacité et un dynamisme qui confère à la tragédie de Lully une poignante humanité.
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CRITIQUE CD événement. LULLY : Armide (1686). S. d’Oustrac, C. Auvity, T. Lavoie, M. Perbost… Le Poème Harmonique / Vincent Dumestre (2 CD Château de Versailles Spectacles). CLIC de CLASSIQUENEWS, printemps 2024.
Plus d’infos sur le site du label Château de Versailles Spectacles / Boutique : https://tickets.chateauversailles-spectacles.fr/fr/product/1837/cvs124_2cd_armide
Autres titres de Jean-Baptiste Lully disponibles sur la Boutique de Château de Versailles Spectacles :
Atys : https://tickets.chateauversailles-spectacles.fr/fr/product/1361/cvs126_3cd_atys
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