Poursuivant leur tournée mondiale de l’intégrale des madrigaux de Monteverdi, c’est dans le cadre exceptionnel du Salon d’Hercule au Château de Versailles, que les Arts Florissants nous ont donné à entendre ce soir, le Sixième Livre. Entre deux Véronèse, peintre dont le compositeur crémonais a du connaître dès son arrivée à Mantoue quelques toiles, Paul Agnew et les chanteurs et musiciens des Arts Florissants ont suspendu le temps pour le public, nous faisant partager un songe musical. Ce Livre dont on célèbre les 400 ans, est si rarement présenté en concert, qu’il a attiré un public nombreux et recueilli sous les ors et les marbres d’un palais enchanté.
Hommage à Caterina …
Ce Sixième Livre bien que publié à Venise, fût composé durant les dernières années mantouanes. Il est intimement lié à des dates qui marquent la vie aussi bien musicale que personnelle de Monteverdi.
Le deuil est ici si présent, si douloureux que rien, pas même l’évocation de jours heureux ne peut l’apaiser. La tragédie y est vécue au plus profond de l’âme, elle est un déchirement si humain que chaque larme par-delà son éloquence poétique et musicale devient la quintessence de la mélancolie baroque. Frappé par la disparition de son épouse à l’automne 1607, puis de la jeune soprano qui devait interprétée le rôle – titre de l’Arianna en 1608 -et qu’il avait lui-même formé-, Claudio Monteverdi donne dans ce livre toute sa place aux affects.
Le Livre VI est le seul à ne pas porter de dédicace, semblant ainsi indiquer que c’est aux deux disparues qu’elle doit revenir. Utilisant désormais un style de plus en plus moderne, le style concertato, sa musique libère le texte et fait de la basse continue un acteur à part entière de ce théâtre des émotions.
Le lamento d’Arianna, extrait de son second opéra aujourd’hui perdu y tient avec la Sestina une place essentielle ici.
Ce second lamento vient en miroir du premier, pour mieux en souligner l’immense désarroi de l’homme face à la mort. Il fût commandé par le duc Vincenzo en 1608 afin de rendre hommage à la jeune Caterina Martinelli, dont la voix unique avait su séduire tous ceux qui l’avaient entendu. Le poème en est composé par Scipione Agnelli. Si ces deux lamenti sont les facettes les plus somptueuses de ce diamant noir qu’est le Sixième Livre, l’ensemble des madrigaux qui le composent sont d’une intense beauté. Pétrarque et Marino offrent à Monteverdi l’occasion d’invoquer par – delà les larmes, les pleurs et les adieux qui se répètent, les dissonantes fulgurances des amours fusionnels.
Prenant la parole au début du concert, puis après l’entracte pour expliquer ses choix artistiques, en particulier pour la Sestina interprétée a capella, Paul Agnew avec son délicieux accent, parvient dès le début à capter l’attention du public et un silence envoûtant. Il nous propose de commencer le concert par la première version pour voix seule du Lamento d’Arianna, provenant de l’opéra, avant de nous donner celle pour cinq voix du Livre VI. Loin du destin tragique de la femme abandonnée et seule de la version scénique, le lamento à cinq voix, exprime désormais combien la perte de l’être aimé est un drame universel.
La soprano irlando-écossaise, Hannah Morrison parvient d’emblée tant par son timbre quasi juvénile et cristallin que par ses inflexions finement ciselées à figer le temps à l’ombre de la mort.
Son interprétation est absente de tout pathos. L’interprétation des madrigaux par les Arts Florissant est à fleur d’émotion. La palette des timbres est si finement contrastée qu’elle fait ressortir les multiples tonalités de l’obscurité, tout en faisant surgir des ténèbres une lueur diaprée et sensible. La direction de Paul Agnew découle d’un travail d’ensemble et d’une préparation qui ne nécessite plus en concert que quelques regards bienveillants.
Le dialogue des solistes soutenus par une basse continue très pure et éloquente souligne les mots clés, ceux de l’adieu, du tourment si déchirant de la séparation. L’interprétation raffinée que nous offre les Arts Florissants est évocatrice aussi de cette soif du bonheur que rien ne peut étancher, comme dans les strophes de Zefiro torna, e’l bel tempo rimena, lorsqu’il est à jamais perdu.
Ils nous donnent aussi à voir et entendre ces minis opéras que sont certains madrigaux avec une réelle intensité dramatique comme dans A dio, Florida Bella ou dans Presso un fiume tranquillo. Le verbe devient ici musique, de la souplesse et de la suavité des voix, émane un sentiment de poésie à l’aura mystérieuse, d’une si douce chaleur humaine.
C’est par un bis, celui que Paul Agnew désigne comme le madrigal qui leur est le plus cher, Zefiro torna, que s’est achevée cette soirée dédiée à celui sans qui la musique moderne ne serait pas. Une bien belle soirée, trop rare, oh combien précieuse.
Versailles. Salon d’Hercule, le 22 janvier 2014. L’intégrale des madrigaux, Livre VI. Claudio Monteverdi. Avec Hannah Morrison, soprano ;Miriam Allan, soprano ; Maud Gnidzaz, soprano ;Lucile Richardot, mezzo-soprano ; Sean Clayton,ténor ; Cyril Costanzo, basse. Massimo Moscardo, Jonathan Rubin, luth, théorbe ; Florian Carré,clavecin ; Nanja Breedijk, harpe. Les Arts Florissants. Paul Agnew, direction, ténor.