Familière de la scène tourangelle, la soprano Catherine Dune – qui chantait cette saison Despina de Cosi fan Tutte de Mozart, offre ici sa première mise en scène à Tours. La sensibilité et l’humanité de l’artiste se ressentent dans l’approche du diptyque choisi par le chef et directeur Jean-Yves Ossonce : en associant les deux drames en un acte, La voix humaine puis L’Heure espagnole, de Poulenc et Ravel respectivement, il s’agit bien à travers chaque héroïne : « Elle » puis la femme de l’horloger Torquemada, Concepcion, de deux portraits de femmes que la question du désir et de l’amour taraude, exalte, exulte, met au devant de la scène.
Nouvelle production convaincante à l’Opéra de Tours
Deux portraits du désir féminin
Deux espaces clos, lieux de l’enfermement, unissent les deux univers lyriques mais le poids étouffant du huit clos – véritable billot sentimental et cathartique oppresse chanteuse et spectateurs dans La Voix humaine quand les délices doux amers, tragico comiques de la délicieuse comédie de Ravel, produisent un univers tout autre : magique et onirique surtout fantastique et surréaliste. C’est ce second volet qui nous a le plus séduit. … non pas tant par sa durée : presque une heure quand La voix humaine totalise 3/4 d’heure, que par la profonde cohérence qu’apporte la mise en scène.
L’Heure espagnole impose sa durée impérieuse au couple déluré et si mal appareillé de l’horloger Torquemada (en blouse et à lunettes, sorte de voyeur de laboratoire), et de son épouse la belle brune Concepcion dont l’excellente Aude Estremo fait une prodigieuse incarnation : tigresses toute en contrôle, la pulpeuse collectionne les amants sans être satisfaite, -frustration inconfortable qui on le comprend en cours de soirée n’est pas sans être cultivée par son époux lui-même dont Catherine Dune fait l’observateur assidu mais discret des frasques de sa femme. La sensibilité extrême de la metteure en scène sait aussi cultiver la pudeur et l’innocence quand surgit l’amour véritable entre Concepcion et le muletier Ramiro dont le charme direct et physique contraste avec le poète Gonzalvo, bellâtre mou des corridas d’opérettes, aux élans amoureux toujours velléitaires (impeccable Florian Laconi).
Dans cet arène de pure fantasmagorie, Didier Henry a le ton juste du songe ; le baryton Alexandre Duhamel (Ramiro), celui naturel du charme sans esbroufe, et c’est surtout la mezzo Aude Estremo, décidément qui en donnant corps au personnage central, rend son parcours très convaincant d’autant que la voix est sonore, naturellement puissante et finalement articulée. Son piquant et son tempérament L’univers déluré fantasque défendu ici souligne avec finesse les multiples joyaux dont la partition est constellée ; c’est un travail visuel qui s’accorde idéalement à la tenue de l’orchestre dont le raffinement permanent et le swing hispanisant convoquent le grand opéra : l’air de Concepcion, qu’elle aventure qui marque le point de basculement du personnage (son coup de foudre troublant vis à vis du muletier) fait surgir une vague irrépressible de candeur et de sincérité dans une cycle qui eut paru artificiel par sa mécanique réglée à la seconde (les sacs de sable que l’on éventre pour en faire couler la matière comme un sablier).
En première partie de soirée (La Voix humaine), Anne-Sophie Duprels séduit indiscutablement par son chant velouté et puissant à la diction parfois couverte par l’orchestre. Sur un matelas démultiplié, ring de ses ressentiments sincères amères, le chant se libère peu à peu dans une mise en scène épurée presque glaçante dont les lumières accusent la progression irrépressible : la cage qui enserre le coeur meurtri de l’amoureuse en rupture s’ouvre peu à peu à mesure que les cordes qui la composent et qui descendent depuis les cintres, sont levées, ouvrant l’espace ; révélant l’héroïne à elle-même en une confrontation ultime : dire, exprimer et nommer la souffrance, c’est se libérer. C’est au prix de cette épreuve salvatrice – essentiellement cathartique-, qu‘Elle prend conscience de sa force et de sa volonté ; volonté de dire : tu me quittes. Soit je l’accepte. Laisser faire, lâcher prise, renoncer. … autant d’expériences clés que la formidable soprano éclaire de sa présence douce et carressante, nuancée et intense.
Dans la fosse, en maître des couleurs et des teintes atmosphériques, Jean Yves Ossonce fait couler dans la Voix humaine le sirop onctueux et ductile de l’océan de sensualité dont a parlé Poulenc, lequel semble compatir avec Elle ; le chef trouve aussi le charme d’une décontraction élégantissime de l’Heure Espagnole, dont le dialogue idéal avec la mise en scène et les décors suscite un formidable cirque nocturne, enchanteur et réaliste à la fois. La profondeur se glisse continûment dans cet éloge feint de la légèreté… La réussite étant totale, voici après le formidable Trittrico de Puccini présenté en mars dernier (précision et séduction cinématographique), la nouvelle production de l’Opéra de Tours qui crée légitimement l’événement dans l’agenda lyrique de ce printemps. A voir au Grand Théâtre de Tours les 10, 12 et 14 avril 2015.
Illustrations : © studio CLASSIQUENEWS.TV 2015