Compte rendu, opéra. Paris. Opéra Bastille, le 19 mars 2016. Rudolf Noureev : Roméo & Juliette. Mathieu Ganio, Amandine Albisson, Karl Paquette, François Alu… Corps de Ballet de l’Opéra de Paris. Sergueï Prokofiev, musique. Rudolf Noureev, chorégraphie et mise en scène. Simon Hewett, direction musicale. Retour du puissant Roméo et Juliette de Rudolf Noureev à l’Opéra de Paris ! Ce grand ballet classique du XXème siècle sur l’incroyable musique de Prokofiev est dirigé par le chef Simon Hewett et dansé par les Etoiles : Mathieu Ganio et Amandine Albisson lesquels campent un couple amoureux d’une beauté saisissante ! Une soirée où règnent la beauté et les émotions intenses, un contrepoids bien nécessaire par rapport à la curiosité du Casse-Noisette revisité récemment au Palais Garnier (LIRE notre compte rendu critique du Ballet Casse-Noisette couplé avec Iolanta de Tchaikovski, mis en scène par Dmitri Tcherniakov, mars 2016)
Roméo et Juliette : Noureev rédempteur
Dès le lever du rideau, nous sommes impressionnés par les décors imposants et riches du collaborateur fétiche de Noureev, Ezio Frigerio. Rudolf Noureev, dont on célébrait le 78ème anniversaire le 17 mars dernier, signe une chorégraphie où comme d’habitude les rôles masculins sont très développés et pourtant parfois étouffés, et où il offre de beaux tableaux et de belles séquences au Corps de ballet, privilégiant l’idée de la dualité et de la rivalité entre Capulets et Montaigu, le tout dans une optique relevant d’une approche cinématographique, parfois même expressionniste. Le couple éponyme étoilé dans cette soirée brille d’une lumière reflétant les exigences et la splendeur de la danse classique.
Dès sa rentrée sur scène, le Roméo de Mathieu Ganio charme l’audience par la beauté de ses lignes, par son allure princière qu’on aime tant, jointe à son naturel, à ce je ne sais quoi de jeune homme insouciant. S’il paraît peut-être moins passionné pour Juliette que certains le voudront, -ignorant au passage le fait qu’il s’agît d’un Romeo de Noureev, donc ambigu comme tous les rôles créés par Noureev, et nous y reviendrons-, il a toujours cette capacité devenue de plus en plus rare de réaliser les meilleurs entrechats sans trop tricher, et il emballe toujours avec son ballon aisé, un bijou de légèreté comme d’élasticité.
C’est l’héroïne d’Amandine Albisson qui est la protagoniste passionnée (tout en étant un rôle quand même ambigu, elle aussi, partagé entre devoir et volonté). Elle campe une Juliette aux facettes multiples et aux dons de comédienne indéniables. Elle incarne le rôle avec tout son être, tout en ayant une conscience toujours éveillée de la réalisation chorégraphique qui ne manque pas de difficultés. Divine : ses pas de deux et de trois au IIIe acte sont des sommets d’expression et de virtuosité. Quelles lignes et quelle facilité apparente dans l’exécution pour cette danseuse, véritable espoir du Ballet de l’Opéra. Le Mercutio du Premier Danseur François Alu, rayonne grâce à son jeu comique et à sa danse tout à fait foudroyante, comme on la connaît à présent, et comme on l’aime. Il paraît donc parfait pour ce rôle exigeant. Nous remarquons son évolution notamment en ce qui concerne la propreté et la finition de ses mouvements. Toujours virtuose, il atterrit de mieux en mieux. La scène de sa mort est un moment tragi-comique où il se montre excellent, impeccable dans l’interprétation théâtrale comme dans les mouvements. Nous ne pouvons pas dire de même du Pâris du Sujet Yann Chailloux, bien qu’avec l’allure altière idéale pour le rôle, nous n’avons pas été très impressionnés par ses atterrissages, ni ses entrechats, et si ses tours sont bons, il est presque complètement éclipsé par le quatuor principale (plus Benvolio).
Le Tybalt de l’Etoile Karl Paquette est sombre à souhait. Il a cette capacité d’incarner les rôles ambigus et complexes de Noureev d’une façon très naturelle, et aux effets à la fois troublants et alléchants. S’il est toujours un solide partenaire, et habite le rôle complètement, il nous semble qu’il a commencé la soirée avec une fatigue visible qui s’est vite transformée, heureusement. Le Benvolio de Fabien Revillion, Sujet, a une belle danse, de jolies lignes, une superbe extension… Et une certaine insouciance dans la finition qui rend son rôle davantage humain. Le faux pas de trois de Roméo, Mercutio et Benvolio au IIe acte est fabuleux, tout comme le faux pas de deux au IIIe avec Roméo, d’une beauté larmoyante, plutôt très efficace dans son homo-érotisme sous-jacent (serait-il amoureux de Roméo?). Sinon, les autres rôles secondaires sont à la hauteur. Remarquons la Rosaline mignonne d’Héloïse Bourdon, ou encore la Nourrice déjantée de Maud Rivière. Le Corps de Ballet, comme c’est souvent le cas chez Noureev, a beaucoup à danser et il semble bien s’éclater malgré (ou peut-être grâce à) l’exigence. Ainsi nous trouvons les amis de deux familles toujours percutants et les dames et chevaliers en toute classe et sévérité.
Revenons à cet aspect omniprésent dans toutes les chorégraphies de Noureev, celui de l’homosexualité, explicite ou pas. Le moment le plus explicite dans Roméo et Juliette est quand Tybalt embrasse Roméo sur la bouche à la fin du IIe acte. Pour cette première à Bastille, il nous a paru que toute l’audience, néophytes et experts confondus, a soupiré, emballé, surpris, à l’occasion.
Evitons ici de généraliser en voulant minimiser le travail de l’ancien Directeur de la Danse à l’Opéra, à qui nous devons les grand ballets de Petipa, entre autres accomplissements, considérant la place récurrente de l’homosexualité dans son oeuvre et par rapport à l’importance de cette spécificité dans son legs chorégraphique… il s’agît surtout d’une question qui est toujours abordée, frontalement ou pas, dans ses ballets, et qui a profondément marqué sa biographie. Matière à réflexion.
Nous pourrons également pousser la réflexion par rapport à l’idée que la fantastique musique de Prokofiev ne serait pas très… apte à la danse. L’anecdote raconte que la partition, complétée en 1935, a dû attendre 1938, voire 1940 en vérité, pour être dansée. Il paraît que les danseurs à l’époque (et il y en a quelques uns encore aujourd’hui) la trouvaient trop « symphonique » (cela doit être la plus modeste des insultes déguisés), et donc difficile à danser.
Félicitons vivement l’interprétation de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, sous la baguette du chef Simon Hewett, offrant une performance de haut niveau et avec une grande complicité entre la fosse et le plateau. Que ce soit dans la légèreté baroquisante de la Gavotte extraite de la Symphonie Classique de Prokofiev, ou dans l’archicélèbre danse des chevaliers, au dynamisme contagieux, avec ses harmonies sombres et audacieuses et avec une mélodie mémorable. Que des bravos ! A voir et revoir encore avec plusieurs distributions les 24, 26, 29 et 31 mars, ainsi que les 1er, 3, 8, 10, 12, 13, 15, 16 avril 2016, PARIS, Opéra Bastille.