Soirée de choc très attendue à l’Opéra National de Paris ! Après une première avortée à cause des mouvements syndicaux, nous sommes au Palais Garnier pour Iolanta et Casse-Noisette de Tchaïkovski, sous le prisme unificateur (ma non troppo), du metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov lequel a eu la tâche d’assurer la direction non seulement de l’opéra mais aussi du ballet. Une occasion rare de voir aussi 3 chorégraphes contemporains s’attaquer à l’un des ballets les plus célèbres du répertoire. Le tout dans la même soirée, avec la direction musicale d’un Alain Altinoglu plutôt sage et la présence inoubliable de la soprano Sonia Yoncheva dans le rôle-titre. Une proposition d’une grande originalité avec beaucoup d’aspects remarquables, pourtant non sans défaut.
Iolanta, hymne à la vie
Sonia Yoncheva est annoncée souffrante avant le début de la représentation et tout le Palais Garnier soupire en conséquence. Or, surprise, la cantatrice bulgare décide quand même d’assurer la prestation… pour notre plus grand bonheur ! Iolanta est le dernier opéra de Tchaikovsky et il raconte l’histoire de Iolanta, princesse aveugle qui regagne la vue par l’amour, histoire tirée de la pièce du danois Henrik Hertz « La fille du Roi René ». Ici, le Roi René occulte la cécité de sa fille pour lui éviter toute souffrance. Elle vit dans un monde aseptisé mais soupçonne qu’on lui cache quelque chose. Elle a un certain malheur mais elle ne sait pas ce que c’est. C’est sa rencontre avec Vaudémont, ami de Robert de Bourgogne à qui elle est promise dès sa naissance, qui crée en elle le désir de regagner la vue ; elle y arrive. Une histoire simple mais d’une beauté bouleversante, et ce dans plusieurs strates.
Nous sommes rapidement émus par la beauté de la musique de Tchaikovsky, dès la première scène introductrice, et jusqu’à la fin de l’opéra. Ici le maître russe montre la plus belle synthèse de charme charnel, et sensoriel, et de profondeur philosophique et spirituelle. L’œuvre commence par un arioso de Iolanta suivi des choeurs délicieux à l’effet immédiat. Sonia Yoncheva, même souffrante, se révèle superlative dans ce répertoire et nous sommes complètement séduits par son chant rayonnant et glorieux (de quoi souffrait-elle ce soir-là, nous nous le demandons). Son arioso initial qui sert de présentation a une force dramatique et poétique qu’il nous sera difficile d’oublier. Le rôle souvent incompris de Vaudémont est interprété par le ténor Arnold Rutkowski brillamment mais avec un certain recul (il s’agît de ses débuts à l’Opéra National de Paris). Au niveau vocal et dramatique il est excellent, et nous sommes de l’avis que l’apparente réserve du personnage est voulue par les créateurs, les frères Tchaïkovski (Modest en a écrit le livret). Ce rôle est dans ce sens une vrai opportunité pour les ténors de se débarrasser du cliché du héros passionnément musclé et souvent sottement hyper-sexué. Curieusement, nous sommes tout autant sensibles au charme viril du jeune baryton Andrei Jilihovschi faisant également ses débuts à l’opéra dans le rôle de Robert de Bourgogne. Il est tout panache et rayonne d’un je ne sais quoi de juvénile qui sied bien au personnage. Si la musique d’Ibn Hakia, le médecin maure interprété par Vito Priante est délicieusement orientalisée, sa performance paraîtrait aussi, bien que solide, quelque peu effacée. Le Roi René de la basse Alexander Tsymbalyk a une voix large et pénétrante, et se montre complètement investi dans la mise en scène. S’il demeure peut-être trop beau et trop jeune pour être le vieux Roi, il campe une performance musicale sans défaut. Remarquons également les choeurs, des plus réussis dans toute l’histoire de la musique russe !
Casse-Noisette 2016 ou fracasse-cerneaux, protéiforme et hasardeux
Si la lecture de Tcherniakov pour Iolanta, dans un salon (lieu unique) issu de l’imaginaire tchekhovien, est d’une grande efficacité, l’idée d’intégrer Casse-Noisette dans l’histoire de Iolante (ou vice-versa), nous laisse mitigés. Il paraîtrait que Tcherniakov s’est donné le défit de faire une soirée cohérente dramatiquement, en faisant de l’opéra partie du ballet. C’est-à-dire, à la fin de Iolanta, les décors s’élargissent et nous apprenons qu’il s’agissait d’une représentation de Iolanta pour Marie, protagoniste du Casse-Noisette. Si les beaucoup trop nombreuses coutures d’un tel essai sont de surcroît évidentes, elles ne sont pas insupportables. Dans ce sens, félicitons l’effort du metteur en scène.
Son Casse-Noisette rejette ouvertement Petipa, E.T.A Hoffmann, Dumas, et même Tchaïkovski diront certains. Il s’agît d’une histoire quelque peu tiré des cheveux, où Marie célèbre son anniversaire avec sa famille et invités, et après avoir « regardé » Iolanta, ils s’éclatent dans une « stupid dance » signé Arthur Pita, où nous pouvons voir les fantastiques danseurs du Ballet carrément s’éclater sur scène avec les mouvements les plus drolatiques, populaires et insensés, elle tombe amoureuse de Vaudémont (oui oui, le Vaudémont de l’opéra qui est tout sauf passionné et qui finit amoureux de Iolanta, cherchez l’incongruité). Mais puisque l’amour c’est mal, devant un baiser passionné de couple, les gens deviennent très violents, autant que la belle maison tchekhovienne tombe en ruines. On ne sait pas si c’est un tremblement de terre ou plutôt la modestie des bases intellectuelles de cette conception qui fait que tout s’écroule. Ensuite nous avons droit à l’hiver sibérien et des sdf dansant sur la neige et les dégâts, puis il y a tout un brouhaha multimedia impressionnant et complètement inintéressant, mélangeant cauchemar, hallucination, fantasme, caricature, grotesque, etc. Heureusement qu’il y a Tchaïkovski dans tout ça, et que les interprètes se donnent à fond. C’est grâce à eux que le jeu se maintient mais tout est d’une fragilité qui touche l’ennui tellement la proposition rejette toute référence à la beauté des ballets classiques et romantiques.
Enfin, parlons des danses et des danseurs. Après l’introduction signée Arthur Pita, faisant aussi ses débuts dans la maison en tant que chorégraphe invité, vient la chorégraphie d’un Edouard Lock dont nous remarquons l’inspiration stylistique Modern Danse, à la Cunningham, avec un peu de la Bausch des débuts. L’effet est plutôt étrange, mais il demeure très intéressant de voir nos danseurs parisiens faire des mouvements géométriques saccadés et répétitifs à un rythme endiablé, sur la musique romantique de Tchaïkovski. Il signe également les divertissements nationaux toujours dans le même style pseudo-Cunningham. Si les danseurs y excellent, et se montrent tout à fait investis et sérieux malgré tout, la danse en elle même à un vrai effet de remplissage, elle n’est ni abstraite ni narrative, et à la différence des versions classiques ou romantiques, le beau est loin d’être une préoccupation. Autant présenter les chefs-d’oeuvres abstraits de Merce Cunningham, non ?
La Valse des Fleurs et le Pas de deux final, signés Cherkaoui, sauvent l’affaire en ce qui concerne la poésie et la beauté. La Valse des fleurs consiste dans le couple de Marie et Vaudémont dansant la valse (la chorégraphie est très simple, remarquons), mais elle se révèle être une valse des âges avec des sosies du couple s’intégrant à la valse, de façon croissante au niveau temporaire, finissant donc avec les sosies aux âges de 80 ans. Dramatiquement ça a un effet, heureusement. Le Pas de deux final est sans doute le moment aux mouvements les plus beaux. Stéphane Bullion, Etoile et Marion Barbeu, Sujet, offrent une prestation sans défaut. Alice Renavand, Etoile, dans le rôle de La Mère se montre particulièrement impressionnante par son investissement et son sérieux, et par la maîtrise de ses fouettés délicieusement exécutés en talons !!! A part le corps de ballet qui s’éclate et s’amuse littéralement, nous voulons remarquer la performance révélatrice d’un Takeru Coste, Quadrille (!), que nous venons de découvrir à cette soirée et qui nous impressionne par son sens du rythme, son athlétisme, sa plastique… Il incarne parfaitement l’esprit du Robert de Bourgogne de l’opéra, avec une certaine candeur juvénile alléchante.
L’Orchestre et les choeurs de l’opéra de Paris quant à eux offrent une prestation de qualité, nous remarquons les morceaux à l’orientale de l’opéra, parfaitement exécutés, comme les deux grands choeurs fabuleux où tout l’art orchestrale de Tchaikovsky se déploie.
Si le chef Alain Altinoglu paraît un peu sage ce soir, insistant plus sur la limpidité que sur les contrastes, il explore les richesses de l’orchestre de la maison de façon satisfaisante. Un spectacle ambitieux qu’on conseille vivement de découvrir, de par sa rareté, certes, mais aussi parce qu’il offre beaucoup de choses qui pourront faire plaisir aux spectateurs… C’est l’occasion de découvrir Iolanta, de se régaler dans une nuit « Tchaikovsky only », d’explorer différents types de danses modernes et contemporaines parfaitement interprétés par le fabuleux Ballet de l’Opéra de Paris. Doublé Iolanta et Casse-Noisette de Tcahikovski en 1 soirée au Palais Garnier à Paris : encore à l’affiche les 17, 19, 21, 23, 25, 26, 28 et 30 mars ainsi que le 1er avril 2016, avec plusieurs distributions.
Compte rendu, opéra. Paris. Palais Garnier. 14 mars 2016. P.E. Tchaïkovski : Iolanta / Casse-Noisette. Sonia Yoncheva, Alexander Tsymbalyuk, Andrej Jilihovschi… Choeur, Orchestre et Ballet de l’Opéra de Paris. Dmitri Tcherniakov, conception, mise en scène. Arthur Pita, Edouard Lock, Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphes. Alain Altinoglu, direction musicale.