samedi 20 avril 2024

Compte rendu, opéra. Lyon. Opéra, les 25 et 27 avril 2014. Benjamin Britten : Curlew River, m.e.s. Olivier Py, dir. A.Woodbridge ; Turn of screw, m.e.s.V.Carrasco, dir. Kazushi Ono.

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BrittenL’Opéra de Lyon choisit chaque saison des groupes d’œuvres en thématique : au printemps 2014, ç’aura été un Trio de Britten. A côté de Peter Grimes, on aura entendu et vu Curlew River, une « parabole d’église », rareté  à la scène française, rigoureusement mis en scène  par Olivier Py et dirigé par Alan Woodbridge. Et le désormais classique Turn of Screw, où les images  accumulatives de Valentina Carrasco méritent  le retrait relatif devant la superbe musicalité de Kazushi Ono.

Un creuset du mystère dans la parabole

Et d’abord, la rituelle question : est-ce un opéra, une «parabole  d’église » qui d’un côté regarde vers « la possibilité d’une île » lyrique et de l’autre est ancrée dans le théâtre japonais du nô ? Va-t-on assister à quelque mise en espace mental  d’un « Orient-Occident » dont Xenakis donna  le titre sinon la substance musicale ? En réalité, si Britten fut fasciné  par l’art japonais, c’est en considérant la charge théâtrale dans la pièce Sumidagawa, non par un langage sonore et musical de l’Extrême-Orient. L’écriture si originale et forte du compositeur anglais s’enracine dans ses propres recherches « occidentales » en même temps –pour la part chorale – que dans le chant religieux médiéval. Et ce qui  fascine en nous le spectateur – « croyant » ou non -, c’est l’obstination de Britten à créer au centre de ce qui est nommé parabole (chrétienne)  un creuset du mystère où les « terribles passions humaines » montrent « le cœur mis à nu » : primordialement l’amour maternel, et aussi l’empathie vers les souffrants , une « fureur de vivre » la religion et tous les fantasmes de symboliques qui s’y agrègent, quels ques soient les lieux et les époques.

Le Styx, Erlkönig et l’Enfant-Roi

Car la campagne anglaise peut bien accueillir en ses connotations fantastiques d’autres  résonances mythologiques : l’Antique – une Curlew River, Rivière aux Courlis comme un Styx avec son Passeur qui emmène les (sur)vivants en Voyage des Morts, et transpose l’Enfant en Eurydice que l’on perdra malgré tout, la Germanique de l’enfant assassiné par un  Erlkönig, et alors  nulle mère ne saurait sauver du péril, la Christique  où l’on couronne l’Enfant martyr même si son « Royaume n’est pas de ce monde »… Dans le foisonnement des  possibles et des rêves, Olivier Py a choisi de ne pas se laisser déborder par les séduisantes tentations d’une  dramaturgie  réaliste.

En témoigne le superbe  espace, conçu et réalisé avec  P.A.Weitz,  d’acier, d’argent, de noir, de blanc et ses vibrations de matières bruissantes comme rideau d’arbres, qui justement «épargne » la relation trop facile d’un paysage précis. De toute façon, les attachements, séductions  voire tournis du metteur en scène le portent plutôt vers le centre et les  marges  d’une théologie dévoreuse de gestes, signes et symboles : et bien sûr ici on est  dans un  territoire du sacré, quitte à ce que certains éléments virent au maniérisme (la table de maquillage côté cour,  les déshabillages , les  marquages  à la  peinture rouge-sang…), en une  pan-masculinité reposant sur la tradition du théâtre-nö-sans-(trop)- de femmes…

Un Passeur brassant l’onde du Temps

Il  s’établit donc un contrepoint permanent, subtil et fort entre rudesse des adultes –sauf le Voyageur- et l’innocence que  sécrète l’enfant ( déguisée aux yeux du monde en folie de la mère), toutes les formes, aussi,  de solitude éperdue qui gouverne le destin des personnages. Le hiératisme s’exprime  dans une  science  des mouvements : allure processionnelle du chœur – des pèlerins quelque part en route entre …  Bayreuth et Solesmes…-, gestes de beauté-en-soi, tel celui, ample et harmonieux, du Passeur brassant l’onde avec sa rame à tête cruciforme, ou de terrible silence, le sanglot de la mère au masque rouge.  Et ces images violentes ne prolifèrent en rien sur le langage  de Britten, respecté et sublimé dans sa nouveauté d’époque (nous sommes un demi-siècle  après la création, pourtant), dramaturgie musicale souvent bouleversante (trio  lyrique au centre de l’œuvre, discours de la percussion, « souffle » – mystique ?- de la flûte, nudité homophonique des chants de groupe, conception  d’un Temps massif à travers  les déchirements des personnages et de leur mise en confrontation…).

La rareté d’un choix

 On réalise alors mieux combien l’interprétation d’ensemble est portée par le travail en toute discrétion du chef de chœur de l’Opéra, Alan Woodbridge, communiquant pleine émotion aux  cinq solistes vocaux, aux huit pèlerins et aux sept instrumentistes. Six ans après –cette version de Curlew River avait déjà paru « sous les couleurs » de l’Opéra Lyonnais -, une telle vision garde  tous les prestiges  pour  ce programme en Trio d’œuvres lyriques de Britten 2014, dans la rareté de son choix. Les interprètes-solistes  sont admirables : Michael Slaterry dans sa vaillance vocale et son étrangeté maternelle et folle,  William Dazeley en Passeur solennel de haute noblesse intransigeante, Ivan Ludlow, Voyageur compassionnel, Lukas Jakobski, Abbé incorruptible, avec  l’apparition très visionnaire  de l’enfant , Cléobule Perrot.

Psychanalyse implicite et nécessaire

Tbenjamin_britten_vieuxurn of screw – comment faut-il traduire et comprendre ce « tour de vis », et non « tour d’écrou »?, interroge le livret-programme-, figure, lui, parmi les classiques de l’opéra au XXe, et comme le souligne  Dominique Jameux, n’est pas sans répondre  en écho de solitude et de grandeur au « Wozzeck » de Berg. Son  sujet continue à porter le trouble, plongeant le spectateur dans un processus fusionnel de fantastique, d’onirisme et  de doute psychanalytique obsessionnel. L’écriture du texte-support par l’anglo-américain Henry James est d’ailleurs tout à fait contemporaine  de la découverte freudienne du « sous-continent de l’inconscient », et on imagine que la Jeune Gouvernante (sans prénom et nom !) eût  pu figurer parmi les clients  exemplaires du bon Doktor Siegmund, en compagnie de Dora, d’Anna O, de même d’ailleurs que Miles et Flora du côté de chez le Petit Hans. On ajoutera les séductions vénéneuses du roman noir en  demeures gothiques anglaises au XIXe, un rapport consubstantiel du Domaine  avec les lézardes scrutées par Edgar Poe dans la Maison Usher, sans oublier la terrible « Big-Mother -Queen Victoria » qui avait  eu l’œil sur toutes déviances morales et sexuelles.

Deux Pervers polymorphes et  leur Gouvernante

 Bref,  univers idéal pour transférer un demi-siècle plus tard les tourments et désirs de  Britten à la recherche d’un énigmatique « courant de conscience »(musical et autre) comme le frère aîné de Henry James, William, l’illustra en philosophie…Mais alors que faut-il « montrer » en décor et mise en scène, pour souligner les profondes et foisonnantes ambiguïtés qui régissent le Tour d‘écrou ?  Les hallucinations (peut-être ?) qui emprisonnent la Gouvernante et ces deux petits « pervers polymorphes » de pré-ados, l’existence (peut-être aussi ?) des fantômes de  Mr Quint et  de Miss Jessell, la lutte du Bien et du Mal, du Vrai et du Faux en ce domaine hanté de Bly ? L’ordonnatrice  Valentina Carrasco, habile illustratrice qui d’ailleurs pose de bonnes questions en déclaration d’intentions (à lire le livret-programme) eût pourtant mieux fait de modérer  sa tendance à multiplier les images et leur symbolique, se rappelant qu’au temps des frères James Mallarmé recommandait : « Suggérer, ne pas nommer » pour garder « la jouissance du poème ».

Le pull rouge de la Parque

 Souligné par deux  vidéos d’introduction, le discours spatial (décors de Carles Berga),  plus évocateur  dans le sous-bois automnal, ne convainc guère avec  le mobilier genre vide-grenier-en- lévitation du Château  et surtout s’emmêle dans les réseaux de cordes  et toiles (d’araignées ?) qui évoquent  l’action sournoise de la Parque-Destin, tricoteuse d’un pull-over rouge par trop surligné…Du coup n’est pas même épargné le risque d’ accident du travail –justice immanente ? – à ce (pauvre)-méchant Quint qui n’arrive plus à se rétablir sur les échelles et trapèzes terminaux… Heureusement, la direction musicale de Kazushi Ono établit à la fois une emprise sur le détail instrumental, ciselé, scintillant ou sombre selon les scènes, et  « tient » les interprètes dans une temporalité angoissante qui compense le relatif  éparpillement de la mise en scène.

La jeune Canadienne Heather Newhouse,  Lyonnaise d’adoption (CNSM, Opéra) ne démérite pas dans un rôle difficile entre tous, et  sa réserve pudique – son manque de flamboyance, diraient certains peu convaincus – ne messied pas à une hypothèse de manipulée flottant de cauchemar en désirs informulables. Ses partenaires – Katherine Goeldner, Andrew Tortise, Giselle Allen – manifestent décision vocale comme mobilité théâtrale, et on n’oubliera pas l’ambivalente subtilité de Flora – Loleh Pottier – et de Miles – Remo Ragonese. Ainsi le  mystère subsiste,  s’épaissit, laisse ouvertes  les interrogations, et  malgré les réserves qu’inspire une mise en espace trop soucieuse d’intentions décoratives  et  dispersée dans ses effets,  revit  bien ici  l’Enigme.

Lyon. Opéra, les 25 et 27 avril 2014. Benjamin Britten (1913-1976). Curlew River, mise en scène Olivier Py, direction Alan Woodbridge, avec Michaël Slattery, William Dazeley, Ivan Ludlow, Lukas Jakobski, Cléambule Perrot. Turn of Screw, m.e.s. Valentina Carrasco, dir. Kazushi Ono, avec Heather Newhouse, Katharine Goeldner, Giselle Allen, Remo Ragonese, Loleh Pottier. Orchestre et Maîtrise de l’Opéra de Lyon.

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