LâOpĂ©ra de Lyon choisit chaque saison des groupes dâĆuvres en thĂ©matique : au printemps 2014, çâaura Ă©tĂ© un Trio de Britten. A cĂŽtĂ© de Peter Grimes, on aura entendu et vu Curlew River, une « parabole dâĂ©glise », rareté à la scĂšne française, rigoureusement mis en scĂšne par Olivier Py et dirigĂ© par Alan Woodbridge. Et le dĂ©sormais classique Turn of Screw, oĂč les images accumulatives de Valentina Carrasco mĂ©ritent le retrait relatif devant la superbe musicalitĂ© de Kazushi Ono.
Un creuset du mystĂšre dans la parabole
Et dâabord, la rituelle question : est-ce un opĂ©ra, une «parabole dâĂ©glise » qui dâun cĂŽtĂ© regarde vers « la possibilitĂ© dâune Ăźle » lyrique et de lâautre est ancrĂ©e dans le théùtre japonais du nĂŽÂ ? Va-t-on assister Ă quelque mise en espace mental dâun « Orient-Occident » dont Xenakis donna le titre sinon la substance musicale ? En rĂ©alitĂ©, si Britten fut fasciné par lâart japonais, câest en considĂ©rant la charge théùtrale dans la piĂšce Sumidagawa, non par un langage sonore et musical de lâExtrĂȘme-Orient. LâĂ©criture si originale et forte du compositeur anglais sâenracine dans ses propres recherches « occidentales » en mĂȘme temps âpour la part chorale â que dans le chant religieux mĂ©diĂ©val. Et ce qui fascine en nous le spectateur â « croyant » ou non -, câest lâobstination de Britten Ă crĂ©er au centre de ce qui est nommĂ© parabole (chrĂ©tienne) un creuset du mystĂšre oĂč les « terribles passions humaines » montrent « le cĆur mis Ă nu » : primordialement lâamour maternel, et aussi lâempathie vers les souffrants , une « fureur de vivre » la religion et tous les fantasmes de symboliques qui sây agrĂšgent, quels ques soient les lieux et les Ă©poques.
Le Styx, Erlkönig et lâEnfant-Roi
Car la campagne anglaise peut bien accueillir en ses connotations fantastiques dâautres rĂ©sonances mythologiques : lâAntique â une Curlew River, RiviĂšre aux Courlis comme un Styx avec son Passeur qui emmĂšne les (sur)vivants en Voyage des Morts, et transpose lâEnfant en Eurydice que lâon perdra malgrĂ© tout, la Germanique de lâenfant assassinĂ© par un Erlkönig, et alors nulle mĂšre ne saurait sauver du pĂ©ril, la Christique oĂč lâon couronne lâEnfant martyr mĂȘme si son « Royaume nâest pas de ce monde »⊠Dans le foisonnement des possibles et des rĂȘves, Olivier Py a choisi de ne pas se laisser dĂ©border par les sĂ©duisantes tentations dâune dramaturgie rĂ©aliste.
En tĂ©moigne le superbe espace, conçu et rĂ©alisĂ© avec P.A.Weitz, dâacier, dâargent, de noir, de blanc et ses vibrations de matiĂšres bruissantes comme rideau dâarbres, qui justement «épargne » la relation trop facile dâun paysage prĂ©cis. De toute façon, les attachements, sĂ©ductions voire tournis du metteur en scĂšne le portent plutĂŽt vers le centre et les marges dâune thĂ©ologie dĂ©voreuse de gestes, signes et symboles : et bien sĂ»r ici on est dans un territoire du sacrĂ©, quitte Ă ce que certains Ă©lĂ©ments virent au maniĂ©risme (la table de maquillage cĂŽtĂ© cour, les dĂ©shabillages , les marquages à la peinture rouge-sangâŠ), en une pan-masculinitĂ© reposant sur la tradition du théùtre-nö-sans-(trop)- de femmesâŠ
Un Passeur brassant lâonde du Temps
Il sâĂ©tablit donc un contrepoint permanent, subtil et fort entre rudesse des adultes âsauf le Voyageur- et lâinnocence que sĂ©crĂšte lâenfant ( dĂ©guisĂ©e aux yeux du monde en folie de la mĂšre), toutes les formes, aussi, de solitude Ă©perdue qui gouverne le destin des personnages. Le hiĂ©ratisme sâexprime dans une science des mouvements : allure processionnelle du chĆur â des pĂšlerins quelque part en route entre âŠÂ Bayreuth et SolesmesâŠ-, gestes de beautĂ©-en-soi, tel celui, ample et harmonieux, du Passeur brassant lâonde avec sa rame Ă tĂȘte cruciforme, ou de terrible silence, le sanglot de la mĂšre au masque rouge. Et ces images violentes ne prolifĂšrent en rien sur le langage de Britten, respectĂ© et sublimĂ© dans sa nouveautĂ© dâĂ©poque (nous sommes un demi-siĂšcle aprĂšs la crĂ©ation, pourtant), dramaturgie musicale souvent bouleversante (trio lyrique au centre de lâĆuvre, discours de la percussion, « souffle » – mystique ?- de la flĂ»te, nuditĂ© homophonique des chants de groupe, conception dâun Temps massif Ă travers les dĂ©chirements des personnages et de leur mise en confrontationâŠ).
La raretĂ© dâun choix
 On rĂ©alise alors mieux combien lâinterprĂ©tation dâensemble est portĂ©e par le travail en toute discrĂ©tion du chef de chĆur de lâOpĂ©ra, Alan Woodbridge, communiquant pleine Ă©motion aux cinq solistes vocaux, aux huit pĂšlerins et aux sept instrumentistes. Six ans aprĂšs âcette version de Curlew River avait dĂ©jĂ paru « sous les couleurs » de lâOpĂ©ra Lyonnais -, une telle vision garde tous les prestiges pour ce programme en Trio dâĆuvres lyriques de Britten 2014, dans la raretĂ© de son choix. Les interprĂštes-solistes sont admirables : Michael Slaterry dans sa vaillance vocale et son Ă©trangetĂ© maternelle et folle, William Dazeley en Passeur solennel de haute noblesse intransigeante, Ivan Ludlow, Voyageur compassionnel, Lukas Jakobski, AbbĂ© incorruptible, avec lâapparition trĂšs visionnaire de lâenfant , ClĂ©obule Perrot.
Psychanalyse implicite et nécessaire
Turn of screw – comment faut-il traduire et comprendre ce « tour de vis », et non « tour dâĂ©crou »?, interroge le livret-programme-, figure, lui, parmi les classiques de lâopĂ©ra au XXe, et comme le souligne Dominique Jameux, nâest pas sans rĂ©pondre en Ă©cho de solitude et de grandeur au « Wozzeck » de Berg. Son sujet continue Ă porter le trouble, plongeant le spectateur dans un processus fusionnel de fantastique, dâonirisme et de doute psychanalytique obsessionnel. LâĂ©criture du texte-support par lâanglo-amĂ©ricain Henry James est dâailleurs tout Ă fait contemporaine de la dĂ©couverte freudienne du « sous-continent de lâinconscient », et on imagine que la Jeune Gouvernante (sans prĂ©nom et nom !) eĂ»t pu figurer parmi les clients exemplaires du bon Doktor Siegmund, en compagnie de Dora, dâAnna O, de mĂȘme dâailleurs que Miles et Flora du cĂŽtĂ© de chez le Petit Hans. On ajoutera les sĂ©ductions vĂ©nĂ©neuses du roman noir en demeures gothiques anglaises au XIXe, un rapport consubstantiel du Domaine avec les lĂ©zardes scrutĂ©es par Edgar Poe dans la Maison Usher, sans oublier la terrible « Big-Mother -Queen Victoria » qui avait eu lâĆil sur toutes dĂ©viances morales et sexuelles.
Deux Pervers polymorphes et leur Gouvernante
 Bref, univers idĂ©al pour transfĂ©rer un demi-siĂšcle plus tard les tourments et dĂ©sirs de Britten Ă la recherche dâun Ă©nigmatique « courant de conscience »(musical et autre) comme le frĂšre aĂźnĂ© de Henry James, William, lâillustra en philosophieâŠMais alors que faut-il « montrer » en dĂ©cor et mise en scĂšne, pour souligner les profondes et foisonnantes ambiguĂŻtĂ©s qui rĂ©gissent le Tour dâĂ©crou ? Les hallucinations (peut-ĂȘtre ?) qui emprisonnent la Gouvernante et ces deux petits « pervers polymorphes » de prĂ©-ados, lâexistence (peut-ĂȘtre aussi ?) des fantĂŽmes de Mr Quint et de Miss Jessell, la lutte du Bien et du Mal, du Vrai et du Faux en ce domaine hantĂ© de Bly ? Lâordonnatrice Valentina Carrasco, habile illustratrice qui dâailleurs pose de bonnes questions en dĂ©claration dâintentions (Ă lire le livret-programme) eĂ»t pourtant mieux fait de modĂ©rer sa tendance Ă multiplier les images et leur symbolique, se rappelant quâau temps des frĂšres James MallarmĂ© recommandait : « SuggĂ©rer, ne pas nommer » pour garder « la jouissance du poĂšme ».
Le pull rouge de la Parque
 SoulignĂ© par deux vidĂ©os dâintroduction, le discours spatial (dĂ©cors de Carles Berga), plus Ă©vocateur dans le sous-bois automnal, ne convainc guĂšre avec le mobilier genre vide-grenier-en- lĂ©vitation du ChĂąteau et surtout sâemmĂȘle dans les rĂ©seaux de cordes et toiles (dâaraignĂ©es ?) qui Ă©voquent lâaction sournoise de la Parque-Destin, tricoteuse dâun pull-over rouge par trop surlignĂ©âŠDu coup nâest pas mĂȘme Ă©pargnĂ© le risque dâ accident du travail âjustice immanente ? – Ă ce (pauvre)-mĂ©chant Quint qui nâarrive plus Ă se rĂ©tablir sur les Ă©chelles et trapĂšzes terminaux… Heureusement, la direction musicale de Kazushi Ono Ă©tablit Ă la fois une emprise sur le dĂ©tail instrumental, ciselĂ©, scintillant ou sombre selon les scĂšnes, et « tient » les interprĂštes dans une temporalitĂ© angoissante qui compense le relatif éparpillement de la mise en scĂšne.
La jeune Canadienne Heather Newhouse, Lyonnaise dâadoption (CNSM, OpĂ©ra) ne dĂ©mĂ©rite pas dans un rĂŽle difficile entre tous, et sa rĂ©serve pudique â son manque de flamboyance, diraient certains peu convaincus â ne messied pas Ă une hypothĂšse de manipulĂ©e flottant de cauchemar en dĂ©sirs informulables. Ses partenaires â Katherine Goeldner, Andrew Tortise, Giselle Allen â manifestent dĂ©cision vocale comme mobilitĂ© théùtrale, et on nâoubliera pas lâambivalente subtilitĂ© de Flora â Loleh Pottier â et de Miles â Remo Ragonese. Ainsi le mystĂšre subsiste, sâĂ©paissit, laisse ouvertes les interrogations, et malgrĂ© les rĂ©serves quâinspire une mise en espace trop soucieuse dâintentions dĂ©coratives et dispersĂ©e dans ses effets, revit bien ici lâEnigme.
Lyon. OpĂ©ra, les 25 et 27 avril 2014. Benjamin Britten (1913-1976). Curlew River, mise en scĂšne Olivier Py, direction Alan Woodbridge, avec MichaĂ«l Slattery, William Dazeley, Ivan Ludlow, Lukas Jakobski, ClĂ©ambule Perrot. Turn of Screw, m.e.s. Valentina Carrasco, dir. Kazushi Ono, avec Heather Newhouse, Katharine Goeldner, Giselle Allen, Remo Ragonese, Loleh Pottier. Orchestre et MaĂźtrise de lâOpĂ©ra de Lyon.