Compte rendu, concert. Lyon, Voix d’automne, le 27 novembre 2015. Céladon : Dulcissime Jesu. Depuis 1999, le groupe de musique ancienne Céladon (de Paulin Bündgen) est bien en paysage lyonnais, du médiéval au XVIIIe. Les Voix d’automne ont permis d’entendre Céladon en trio vocal-instrumental dans une nouvelle résidence croix-roussienne, selon un programme XVIIe italien qui réunit avec bonheur treize compositeurs, et en particulier la sublime Berceuse de la Mère à l’Enfant-Christ, de Tarquinio Merula.
Amours foréziennes….
Musique ancienne – au sens…ancien de ce terme attrape-tout chronologique, et ainsi du Moyen-Age (rappelez-moi combien de siècles) jusqu’à la fin du XVIIIe, en recouvrant donc Renaissance et Baroque. Et encore pour des musiciens de l’ancien, instrumentaux, vocaux, en rassemblement -, faut-il se trouver un « titre » qui centre l’activité et attire le regard. Les Lyonnais de Céladon, eux, ont choisi de s’accrocher aux subtilités françaises du XVIIe, et à Honoré d’Urfé qui conte les amours ruralisées et précieuses de Céladon et Astrée en pays forézien : autrement dit de vouer un culte aux mots qui portent la musique ou sont portés par elle. Nous avions dit ici tout le bien qu’on doit penser de leur disque Nuits Occitanes où la poésie passionnée des troubadours (XIIe et XIIIe !) vit entre ombre et aube.
… et Contre-Réforme catholique
Leur goût de la recherche – textes, contextes sonores –peut aussi les amener à des thématiques tout ensemble plus austères et rassemblées, ainsi avec ce concert de Dulcissime Jesu qui signale « l’émergence du pouvoir de l’Eglise catholique, en Italie, au début du XVIIe, favorisant la commande d’une multitude de pièces destinées au service religieux ». On ajoutera que les directives du récent concile de Trente (la ville, pas le chiffre de datation !) avaient alors ouvert la voie sonore, contre la rigueur des réformés, à une théâtralité démonstrative – pour les « assemblées » d’églises – mais aussi, dans un cadre d’émotion religieuse, à des pièces et effectifs de « dimensions réduites, avidement réclamées par le clergé et la noblesse en quête de spiritualité et de ferveur ».
Dialectique Mère-Fils
L’installation de Céladon, certes maintenue sur « colline (lyonnaise) qui travaille », la Croix-Rousse, mais changeant de résidence – désormais « Centre Scolaire St Louis St Bruno » – a été discrètement célébrée par ce concert où les « voix d’automne » se consacrent en intimité hyper-expressive à un « Dulcissime Jesu » qui unit Mère et Fils, Christ Enfant puis Homme de douleurs. Habilement, Céladon subdivise cette relation dialectique Mère-Fils en 5 chapitres : Enfant-Roi, Mère visionnaire, Chemins de croix, Mère de douleurs et Reine du Ciel, Une place au paradis.
Un irréprochable Trio
Et quand nous disons : Céladon, nous circonscrivons un Trio : la voix de contre-ténor du Père-Fondateur (Paulin Bündgen), l’orgue de Caroline Huynh-Van-Xuan, la viole de gambe de Nolwenn Le Guern. L’ampleur de la voix, parfois son éloquence, ses timbres tour à tour attendris et plus théâtraux ,sa souplesse aussi et son intelligence du texte « passent » admirablement dans cette large chapelle – encore une fin XIXe style néo-byzantin-fourvière, mais plus « chaude » en sa décoration d’abside or et lumière -, et s’adaptent aux « climats » de chaque auteur. Le soutien instrumental – ou jeu soliste et duettiste – est irréprochable, aussi bien pour Nolwenn Le Guern que pour Caroline Huynh, pourtant handicapée par la mécanique chuintante et « claquettante » de son mini-orgue. Et P.Bündgen, sans fatigue apparente, sait aussi présenter la progression du concert en une pédagogie simple et sensible, qui donne envie de prolonger cette audition par une réflexion et une recherche.
Tintoret, Caravage, Rembrandt
De thème en thème et de pièce en pièce, on est frappé- comme il fallait que les auditeurs du monde sacré catholique le fussent – du foisonnement d’images, parfois de l’antithèse « climatique », selon les principes de la baroquissime antithèse (« je meurs de ne pas mourir », « je brûle et je gèle »). Ainsi du Madrigale al crocifisso de Cazzati (il figurait dans le disque Céladon consacré à ce compositeur) que le contre-ténor met en espace mental comme un ardent sculpteur de mots. L’appel obsessionnel ( « Jesu , Jesu ») hante et scande le chant d’un anonyme florentin de la fin XVIe. La tragédie de la Croix – lumières du Tintoret et de Caravage, dramaturgie des gravures et des peintures de Rembrandt – envahit l’opéra sacré de Frescobaldi (A pie della gran croce ), un identique sentiment de grandeur habite le Stabat Mater du moins connu Giovanni Sances, tandis que dans la coda du concert, le cri de joie du Laudate eum , le Ciel d’or qui s’entrouvre (Selva Morale) rappellent le génie lumineux de Monteverdi.
La sublime berceuse de Merula
Mais le centre douloureux et infiniment troublant est chez Merula, dont la berceuse au tout petit-Enfant Christ, anticipation par la Mère qui décrit chaque étape de la souffrance future (pour sauver les hommes), est une des plus admirables partitions de toute l’histoire du « sacré musical ». Sur frottement perpétuel de deux notes instrumentales, le récit vocal va et vient entre deux couches temporelles – le présent si doux et paradoxalement intemporel de la berceuse, le futur terrible des souffrances – , du murmure à la clameur, de l’attendrissement à l’épouvante -, et d’ailleurs dépasse le récit chrétien pour atteindre à l’universel du questionnement métaphysique. Paulin Bündgen s’y montre exemplaire, d’une expressivité qui pourtant sait se garder humaine.
Une telle ouverture intimiste en trio augure bien d’un « jumelage » que Céladon – avec ses autres voix et instrumentistes – a projet d’accomplir avec le Choeur de l’Institut Musique Sacrée de Lyon, formation « amateur » que dirige Benjamin Ingrao, dans « une aventure 2016 à travers l’Europe du XVIe, mêlant populaire et sacré ».
Compte rendu, concert. Lyon, Voix d’automne, le 27 novembre 2015. Céladon : Dulcissime Jesu.