CD. Compte-rendu critique. Paul Dukas. Cantates, chœurs, musique symphonique. Brussels Philharmonic (Collection Prix de Rome, volume V), 2 cd Palazetto Bru-Zane. Programme enregistré en 2014 et 2015. Après de précédents ouvrages monographiques dédiés à Debussy (2009), Saint-Saëns (2010), Gustave Charpentier (2011) et Max d’Ollone (2013) – ces deux derniers étant les plus convaincants selon nous, voici le 5ème volume de la collection de livres disques : « Prix de Rome« , celui-ci dédié à un compositeur candidat mais jamais récompensé par l’institution académique : Paul Dukas (1865-1935). Car il y a bien dans l’histoire musicale un « cas Dukas », comme il y aura après lui, un « cas Ravel », lequel d’ailleurs en 1901, portera un coup décisif à l’institution académique, et ce pour les mêmes raisons : partialité scandaleuse du Jury sacrifiant la seule qualité artistique, à la faveur de la basse politique et des intérêts masqués des jurés voire plus grave, défense aveugle et suicidaire d’une crispation conservatrice, désormais rétive à reconnaître toute audace moderniste. En étant condamné à un 2è prix, puis jamais plus distingué, Dukas et Ravel auront semé les fondements d’une interrogation critique sur le bien fondé du Prix académique.
Avant de passer sous analyse la direction et l’interprétation vocale des oeuvres ici réunies, reconnaissons la validité de la sélection qui dévoile en première écoute des pièces inédites. Enfin dévoilés les chœurs des Sirènes, de la Fête des Myrtes, de Pensées des morts…, ressuscitée surtout la dernière des cantates dukasiennes pour le prix de Rome Sémélé de 1889 (composée pour le Prix de Rome, tenté à quatre reprises de 1886 à 1889 et à chaque fois, sans succès). Le jury du prix manquait bien de discernement comme de goût véritable, observant plus des critères politiques que musicaux : Dukas malgré le soutien de Saint-Saëns échoua : seule sa Velléda de 1888, obtint un 2ème Prix. Cette Sémélé, mieux équilibrée et plus dense, d’un raffinement orchestral et harmonique inouï, surclassait bien toutes les oeuvres présentées au prix de Rome 1889, mais sans plaire au Jury académique. Le cas Dukas pose avant celui de Ravel, l’état d’un Prix poussiéreux voire moisi par ceux qui le représentent et expriment en son nom, les valeurs du bon goût : il faut lire les textes qui accompagnent les 2 cd pour comprendre combien l’institution financée par l’Etat était devenue cercueil à poussière, verrouillée par des fonctionnaires réactionnaires. Tout cela devait forcément imploser au moment de l’affaire Ravel de 1901, puis 1902 et 1903 quand le musicien moderne ne remporta que deux 2ème Prix, lâchée par condescendance…
En révélant les deux cantates Velléda et Sémélé de 1888 et 1889, le double coffret ouvre
le cas Dukas, un moderne chez les conservateurs
CD1. D’emblée on peut comprendre que le candidat Dukas dans Les Sirènes (essai pour le Prix de Rome 1889), La Fête des myrtes (essai pour le Prix de Rome 1887 : célébration de l’hymen et des suavités conjugales) échoua au Concours de Rome tant l’écriture paraît ici grasse, lourde, épaisse, voire clinquante et grosse caisse (avec triangle omniprésent), sans omettre le chœur grandiloquent sans aucune légèreté.
Le cas de Sémélé est plus emblématique de Dukas, cantate non récompensée pour le Prix de Rome 1889 : une honte et un scandale dans l’histoire du Prix. Le texte d’accompagnement dédié au conservatisme à l’honneur au Prix de Rome la juge « emphatique », un commentaire excessif qui détruit la valeur pourtant réelle de la pièce… Force est de constater que nous ne partageons en rien ce dénigrement (étonnant pour une édition sensée défendre les pièces ainsi présentées et enregistrées) car la plus convenable Velléda, outre son magnifique prélude et les airs de la Vestale déjà vaincue, enchaîne à notre avis lourdeur et justement déclamation épaisse. Dans Sémélé, d’un an plus tardive, Dukas va jusqu’au bout d’une prosodie resserrée et expressive (perfectionnant même le format arioso entre voix parlée et chant enivré) sans les débordements des duos et trios de Velléda. Le prélude d’un scintillement sombre et délicat démontre une connaissance précise de la Walkyrie wagnérienne. A la souveraine volupté de Sémélé répond auparavant l’orage et les confrontations plus abruptes des protagonistes de Velléda.
Ainsi, dans Sémélé de 1889, le timbre de Kate Aldrich (Junon) nous paraît à son emploi (couleur du timbre haineux et ample et charnu) dans ce tableau premier, fantastique et rugissant, hautement tragique (l’épouse de Jupiter, humiliée, invective et complote à souhaits…) : d’autant mieux chantante qu’en fin de cantate, son vibrato non maîtrisé s’enlise dangeureusement. Ainsi dans la première scène, fière et hallucinée, la déesse surgit dans un format naturel, d’une couleur évidente et fluide, parfois inintelligible mais la lave rugueuse pleine d’amer ressentiment qui s’écoule ici, rejoint la noblesse et la dignité noire que le personnage exige. C’est assurément la partition la plus réussie du programme et qui souligne combien malgré son génie, Dukas fut le candidat maudit du Prix de Rome. Il demeure incompréhensible que la cantate Sémélé ait été purement et simplement balayée par le jury de 1889 : preuve éclatante d’un manque de discernement de l’Institution. Innocente et pure Sémélé, inspirée par un doux et lumineux pastoralisme (cor anglais obligé lors de son apparition : arioso « Voici l’heure bientôt… »), Catherine Hunold (portrait ci-dessus) saisit elle aussi par la justesse de son incarnation féminine, toute ivresse et volupté – et pourtant déjà éreintée en un timbre clair et embrasée, une diction princière (à la Crespin), d’un style idéal : la soprano allie beauté suave du timbre et intensité naturelle de son placement. Pareille maîtrise avait fait la réussite de la récente Bérénice (1911) ressuscitée à l’Opéra de Tours sous la direction de Jean-Yves Ossonce (VOIR notre reportage vidéo classiquenews : Bérénice à l’Opéra de Tours; production élue CLIC de classiquenews alors, avril 2014, compte rendu critique de Bérénice recréé à l’Opéra de Tours). Même justesse poétique et timbre embrasé pour le Jupiter (très humain, c’est à dire conquis par la beauté de Sémélé son amante étoilée) du baryton Tassis Christoyannis d’un tempérament articulé absolument exemplaire. Leur duo, nuancé aux phrasés exquis (« des hauteurs du ciel étoilé…« ) est le sommet de la cantate. Mieux équilibrée que l’autre Cantate Velléda de 1888 pour lequel cependant Dukas obtint un 2è Prix, Sémélé ressuscite ainsi le mythe amoureux mythologique avec une franchise et une justesse d’inspiration qui force l’admiration : il était temps de découvrir la partition dans son déroulement orchestral. La révélation est immense indiscutablement : elle vaut malgré nos réserves ailleurs exprimées, le CLIC de classiquenews.
On y retrouve ce trio psychologique presque étouffant dans ses relations mêlées : la soprano sacrifiée, la mezzo rugissante, le baryton d’une mâle concupiscence. Tout cela rappelle la Cantate Frédégonde de D’Ollone (sauf que l’homme, ici Childéric est campé par un ténor), autre absolue découverte permise par la collection discographique Prix de Rome. Cetet Sémélé par la grande conviction du plateau vocal surtout Sémélé et Jupiter, vaut le CLIC de classiquenews, en dépit des réserves ailleurs exprimées.
Les deux autres partitions, deux chœurs mixtes avec orchestre, aussi académiques classiques c’est à dire pompier indiscutablement (surtout le second) : Pensée des morts (1886) enfin Hymne au soleil (1888), – avec chacun un solo de ténor (palpitant et sincère Cyril Dubois), ne sont pas mémorables : le chœur s’y montre trop épais aux aigus bien peu clairs.
CD2. L’Ondine et le pêcheur (1884) exprime le regard de l’ondine pour le pêcheur, son désir pour la mâle présence telle une sirène à l’appétit vorace et d’une irrépressible énergie : à l’innocence fraîche de la soprano, pourtant presque saisissante de lascivité conquérante répond l’hypersensiblité de l’écriture orchestrale : tant de précision suractive, d’essence surtout narrative ne se retrouve alors que chez Richard Strauss. Saluons ici le timbre crédible pour le personnage de Chantal Santon. L’orchestre (trop épais à notre avis et trop mis en avant dans une prise déséquilibrée) indique les limites du chef ici : trop de détails, dans un souci de démonstration ; pas assez de claire vision dramatique, or effectivement, ce qui se passe dans la fosse est captivant, lié au sujet liquide de la mélodie pour voix et orchestre, d’après Théophile Gautier (circa 1884).
Le cas Velléda (2ème prix de Rome 1888). Même sans prétexte liquide comme dans l’Ondine, l’orchestre de Velléda étonne par sa parure scintillante qui fait entendre jusqu’au bourdonnement d’une nature printanière : tout Dukas est là, dès le prélude, l’un des plus beaux qui soient, dans ce wagnérisme continu, cependant subtilement nuancé et canalisé, comme régénéré dès avant Debussy et Ravel par une sensibilité hors du commun au motif naturel, à l’éloquence décuplée des instruments (cf. la broderie suractive des cordes entre autres…) : l’élève de l’harmoniste si classique Dubois, s’entend à merveille à maîtriser sa monture orchestrale, préférant la suggestion de climats suspendus et flottants, et en perpétuelle métamorphose (prélude) plutôt qu’à la démonstration d’un talent dramatique. Atmosphériste, Dukas s’affirme incontestablement. La partition, somptueuse leçon d’orchestration (qui n’obtint en 1888 qu’un second Prix de Rome : une honte dans l’histoire du Prix, d’autant que Dukas récidiviste échoua ensuite définitivement) montre les limites de la direction certes détaillée mais trop lisse et complaisante du chef Niquet : pas de vision d’architecte pas de parti pris qui font les grands chefs malheureusement. Le timbre du ténor lui aussi très conforme, mais si intelligible de Frédéric Antoun (et qui manque de fièvre comem d’urgence pour le chrétien et romain Eudore) captive et nourrit le caractère premier (première scène d’Eudore), nocturne et enchanté de la Cantate dukasienne : l’un des chefs d’œuvre du genre pour le trio vocal soprano, ténor et basse et orchestre (pas de chœur). Dans le rôle masculin, Antoum trop lisse trop poli, finit par ennuyer. Sa ligne contredit le raffinement naturel et subtil qu’affirme l’orchestre. Même la voix de Marianne Fiset, d’uen étrange émission, en rien naturelle, trop affectée, tendue, aux aigus pincés, fait un chant clinquant (« Je suis la fée aux ailes d’or) : voici le top du kitch. Manque de naturel, émission artificielle, voix contrainte, d’une sophistication hors sujet et totalement contraire à notre avis à l’esthétique de Dukas. Le mystère de la figure sublime aérienne, à la couleur de l’échec (lire la notice sur le rôle) malgré sa naissance paienne, son identité trouble mi humaine mi divine, grande prêtresse aux accents prophétiques et visionnaires; sont totalement écartés. Et même le duo (« Douce extase ») n’a rien d’une volupté extatique : la réunion de deux tourtereaux minaudants. Et l’orchestre et la direction de Niquet finissent par conjurer tout naturel : Dukas clinquant et kitsch, on se connaissait pas cet aspect du musicien si allusif par nature. L’impression qui échappe du trio final laisse dubitatif : lourdeur et dramatisme exacerbé : les effluves oniriques du prélude sont bien lointaines. La prise de son mettant en avant les voix d’une façon artificieuse souligne ce manque total de naturel et une combinaison voix / orchestre plaquée plutôt que fusionnée.
Polyeucte plus engagé mais sur instruments d’époque. Salvateur, le contraste avec la partition qui suit : d’une beauté captivante et qui convient mieux au chef comme à ses instrumentistes. Polyeucte (1892) partition majeure du compositeur : visiblement subjugué par la parure orchestrale wagnérienne (Tristanesque en particulier), Dukas excelle dans Polyeucte à dépasser le modèle de Tristan et de Parsifal dans une voie qui prône non pas la brûme du poison mais les cîmes lumineuses, sans omettre ni gravité ni profond sentiment tragique ; en cela voilà Dukas, postwagnérien, aussi compétent et inspiré que Franck. Manifestement, dans un langage purement instrumental, Hervé Niquet retrouve un format et une balance sonore plus naturels, semble indiscutablement plus à son aise : sans équilibre voix / orchestre à préserver, le chef trouve des accents plus justes dans cette page sublime entre toutes qui exprime et les tourments intérieurs du héros (les tutti verrouillent pas jalons le destin héroïque) et aussi sa rémission psychologique sousjacente. Le frankisme de la pièce y est même souligné dans son élucidation vaporeuse sur tapis de harpe (proche en cela de la Symphonie en ré). Pourtant malgré lengagement réinvesti des musiciens, on peut poser dans la balance, l’apport d’un tel orchestre surdimensionné comparé aux orchestres sur instruments d’époque dont les identités instrumentales mieux caractérisées dans des rapports dynamiques plus fins seraient plus adaptés à la ciselure dukasienne.
Programme du coffret Paul Dukas et le Prix de Rome
CD 1
1- Les Sirènes
Chœur de femmes avec orchestre (concours d’essai pour le prix de Rome, Paris, 1889)
Texte de Charles-Jean Grandmougin
Marie Kalinine, mezzo-soprano solo
2- La Fête des myrtes
Chœur mixte avec orchestre (concours d’essai pour le prix de Rome, Paris, 1887)
Texte de Charles Toubin
Marie Kalinine, mezzo-soprano solo
Cyrille Dubois, ténor solo
3-10 Sémélé
Cantate (concours pour le prix de Rome, non récompensé, Paris, 1889)
Soprano, mezzo-soprano, baryton et orchestre
Texte d’Eugène et Édouard Adenis
3- Prélude et récit : Éclairs qui brillez… (Junon)
4- Air : Ô Vengeance à l’oeil de feu… (Junon)
5- Arioso : Voici l’heure bientôt… (Sémélé)
6- Scène : Ce n’est pas Jupiter… (Sémélé, Junon)
7- Arioso et scène : Des hauteurs du ciel étoilé… (Sémélé, Jupiter)
8- Scène : Ah !… (Sémélé, Jupiter)
9- Scène et trio : Et celle qui du noir abîme… (Sémélé, Junon, Jupiter)
10- Scène et tempête : À ma voix, du sein des nuages… (Sémélé, Junon, Jupiter)
Catherine Hunold, Sémélé
Kate Aldrich, Junon
Tassis Christoyannis, Jupiter
11- Pensée des morts
Chœur mixte avec orchestre (concours d’essai pour le prix de Rome, Paris, 1886)
Texte d’Alphonse de Lamartine
Cyrille Dubois, ténor solo
12- Hymne au soleil
Chœur mixte avec orchestre (concours d’essai pour le prix de Rome, Paris, 1888)
Texte de Casimir Delavigne
CD 2
1- L’Ondine et le Pêcheur
Mélodie pour soprano et orchestre (ca. 1884)
Texte de Théophile Gautier
Chantal Santon-Jeffery, soprano solo
2-8- Velléda
Cantate (concours pour le prix de Rome, second grand prix, Paris, 1888)
Soprano, ténor, basse et orchestre
Texte de Fernand Beissier
2- Prélude
3- Scène et air : À l’heure où les grands bois… (Eudore)
4- Orage et scène : Mais qu’entends-je… (Velléda, Eudore)
5- Duo : Ah ! prends pitié, je t’en conjure… (Velléda, Eudore)
6- Scène : Du sommet de ce rocher sauvage… (Velléda, Eudore)
7- Scène : Velléda ! Dieux puissants !… (Velléda, Eudore, Ségenax)
8- Trio : Anathème sur toi… (Velléda, Eudore, Ségenax)
Marianne Fiset, Velléda
Frédéric Antoun, Eudore
Andrew Foster-Williams, Ségenax
9- Polyeucte
Ouverture pour orchestre (1892)
10- Villanelle pour cor et orchestre
Orchestration d’Odette Metzneger (1906)
Approfondir. Paul Dukas, courte biographie. A 24 ans, Paul Dukas (1865-1935) rejoint la classe d’harmonie de Dubois au Conservatoire de Paris. Le wagnérien convaincu gagne une belle notoriété avec sa Symphonie en ut majeur (1896, 31 ans) et surtout après L’Apprenti Sorcier de 1897. Sa connaissance du romantisme germanique est colorée d’un art très personnel de la variation qu’il emprunte aux baroques français (Dukas coopère à l’édition Rameau réalisée et pilotée par Saint-Saëns). Ses deuxdernières oeuvres majeures demeurent l’opéra Ariane et Barbe-Bleue (commencée en 1889; créé à l’Opéra-Comique en 1907), et surtout le poème chorégraphique La Péri (Châtelet, 1912). Salué par ses pairs et estimé internationalement, Dukas s’affirme dans la dernière trajectoire de sa carrière comme fin pédagogue : professeur d’orchestration (1910) puis de composition (1928).
A l’époque où Dukas concourt pour le Prix de Rome, l’institution sélective connaît ses heures glorieuses soit entre 1880 et 1890 : le système académique pourtant très décrié quant à son organisation et la partialité des critères critiques au sein des jurys qui se succèdent, parvient à distinguer pas moins de quatre génies de la musique française, confirmant dans son histoire, un cycle d’une justesse absolue quant à tempéraments ainsi détectés et récompensés : Bruneau, Pierné, Debussy et Gustave Charpentier.
Illustrations : portraits de Paul Dukas mûr ; Sémélé par Gustave Moreau. Sémélé, la maîtresse de Jupiter qui lui fit jurer de se dévoiler à elle dans la splendeur flamboyante de sa divinité : la pauvre mortelle foudroyée n’en réchappa pas : elle mourut foudroyée. 6 années après la cantate de Dukas, le peintre symboliste Gustave Moeau s’empare du mythe et lui consacre un cycle de peinture à l’huile fascinant (1895) (DR).