COMPTE RENDU, critique, opĂ©ra. MARSEILLE, le 27 oct 2019. GOUNOD : La Reine de Saba. Deshayes, Courjal⊠ E. Trenque / V. Vanoosten. OpĂ©ra sous contrainte⊠ValĂ©ry parlait des merveilleuses contraintes quâil se donnait pour Ă©crire. On nây contredira pas, les contraintes sont une discipline nĂ©cessaire. Quand on les choisit : elles permettent de domestiquer lâimagination, lâexpression excessive, de contenir un flux qui peut devenir un flot et noyer le sujet. MĂȘme extĂ©rieures, elles peuvent ĂȘtre un stimulant dĂ©fi. Mais, Mais, sans dĂ©noncer absolument les contraintes, qui peuvent ĂȘtre productrices de sens, dâintensitĂ©, donc, esthĂ©tiques, celles que subirent Gounod et ses librettistes, rappelĂ©es par SĂ©bastien Herbecq dans la plaquette introductive du programme de lâOpĂ©ra relĂšvent plutĂŽt des fourches caudines imposĂ©es par le vainqueur au vaincu..
Les deux dramaturges sâinspiraient du Voyage en Orientde GĂ©rard de Nerval, plus prĂ©cisĂ©ment dâun Ă©pisode, Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des GĂ©nies. Mais lâOpĂ©ra de Paris, « la grande boutique » comme la surnommait Verdi, tant il y avait de personnel, de sujets,donc de sujets de mĂ©contentement et de revendications contradictoires, Ă©tait une institution figĂ©e sur des normes, des exigences esthĂ©tiques prĂ©cises : celles du grand opĂ©ra « à la française », imposĂ© par lâAllemand Meyerbeer, avec ses canons, pacifiques, spĂ©cifiques, ses rĂšgles calquĂ©es sur le succĂšs de son Robert le diable(1831), vieux rĂȘve acadĂ©mique, en tenant les rĂšgles de retenir, rĂ©pĂ©ter le succĂšs.
Résurrection de La Reine de Saba de Charles Gounod
Ă lâOpĂ©ra de Marseille
LâARCHITECTE ET LE ROIÂ :
CONFLIT AU SOMMET

Dâabord, quel que fĂ»t le sujet de lâĆuvre Ă prĂ©senter, tous les corps de mĂ©tiers de lâOpĂ©ra devaient mis en valeur :lâorchestre, bien sĂ»r et ses divers pupitres solistes se jalousant les uns les autres ; le chĆur, les chanteurs fameux, le corps de ballet et ses Ă©toiles ombrageuses, les dĂ©corateurs, les costumiers. AprĂšs tout, câest une estimable contrainte dâentreprise paternalistes. Mais, estimant flatter le goĂ»t du public, pour un opĂ©ra long nĂ©cessairement en cinq actes, on demandait aux auteurs obligatoirement une grande scĂšne de foule, de nombreux changements de dĂ©cors, de costumes. Et, toujours quel que soit le sujet, un ballet en gĂ©nĂ©ral au troisiĂšme acte pour que ces distinguĂ©s messieurs du Jockey Club aient eu le temps de dĂźner somptueusement avant de venir voir et applaudir leur danseuse, leur maĂźtresse entretenue en ville, lever la jambe.
Si lâon nâoublie pas que les interprĂštes, forcĂ©ment des cĂ©lĂ©britĂ©s, avaient leurs demandes pressantes, exigeant des airs convenant Ă leur voix, Ă leur registre dâexpression, des airs dâentrĂ©e avec chĆur, de sortie sur le rideau pour les applaudissement ( on sait que Mozart fit des chefs-dâĆuvredâair des exigences jalouses des deux prima donnasde son Don Giovanni) ; si lâon ajoute la danseuse Ă©toile qui veut absolument un solo avec une simple flĂ»te, convenons que câĂ©tait parfois la quadrature du cercle pour le compositeur, soumis Ă tant de conditions :bref, en libertĂ© conditionnelle autant que les auteurs dont le drame, les personnages se dissolvaient sous tant dâimpĂ©ratifs divers.
Opéra contraint, sujet restreint
Pour le sujet, il sâagit de la mythique Reine de Saba, Balkis, venue Ă JĂ©rusalem Ă©pouser le roi Salomon, nommĂ© ici Soliman. Passant par le temple, la reine tombe amoureuse de lâarchitecte Adoniram avec lequel elle veut sâenfuir, endormant le roi par un narcotique, dans une scĂšne aux apartĂ©s vaudevillesques entre Balkis et Soliman. Mais celui-ci sera assassinĂ© par trois de ses ouvriers rĂ©voltĂ©s auxquels il refusait le titre, « le code » de MaĂźtre. Balkis, la reine, dĂ©couvre son amant mort mais lui passe lâanneau de mariage quâelle avait enlevĂ© du doigt de Soliman/Salomon endormi et les djinns, les gĂ©nies enlĂšvent lâĂąme immortelle de lâartiste.
Bric Ă brac de bric et de broc
Passons sur tout lâorientalisme de bazar Ă la mode dans une France colonialiste : lâimportation culturelle est lâalibi de lâexploitation Ă©conomique des conquĂȘtes. Nerval, Hugo, Flaubert y ont sacrifiĂ© en poĂ©sie et littĂ©rature, Delacroix et dâautres en peinture, FĂ©licien David en musique. Ă orientalisme de bric et de broc, bric Ă brac de brocante nordique wagnĂ©rienne brinquebalante avec ses nains, ses gĂ©ants, ses dragons, ses walkyries. Mais, grattĂ©e la fade fĂ©erie enfantine, il reste au moins la mĂ»re rĂ©alitĂ© humaine. Malheureusement, ici, on frĂŽle des sujets, les laissant de cĂŽtĂ©.
Revendication salariale et promotion
Ainsi, les trois ouvriers, des apprentis, des compagnons, demandent une augmentation salariale, une promotion, « un code » de reconnaissance Ă une maĂźtrise que lâArchitecte du Temple leur refuse sĂšchement, plus en grand patron intraitable que Grand MaĂźtre, sans quâon sache pourquoi. Hors lâallusion maçonnique, puisque maçonnerie concrĂšte il y a, on peut penser Ă la volontĂ© sociale tout de mĂȘme aujourdâhui reconnue de NapolĂ©on III dâorganiser les ouvriers. Ce refus du statut revendiquĂ© entraĂźnera la mort dâAdoniram. Mais câest une piĂšce rapportĂ©e qui entraĂźne le drame sans quâon en connaisse lâincidence profonde. Par ailleurs, mĂȘme dans une version de concert, les scĂšnes de grand spectacle dĂ©veloppĂ©es Ă grand envol dâorchestre, lâintervention puissante des chĆurs a une masse qui ne laisse guĂšre de place Ă lâindividu, la fusion collective nuit Ă lâeffusion lyrique soliste, le dĂ©ploiement global Ă lâĂ©ploiement personnel.
Puissance temporelle ou gloire immortelle : duo, duel
MalgrĂ© tout, si lâon passe sur le livret et son exotisme antiquisant fabuleux avec djinns, Baal, et autres esprits bienfaisants ou malfaisants, si lâon passe sur les archĂ©types, les mĂ©chants bien mĂ©chants, trois Dalton Ă©tagĂ©s en voix et stature, lâamoureuse bien amoureuse, il reste, comme nĆud, le conflit entre lâartisan, lâartiste et le roi, lâarchitecte au service du monarque devant lequel il se courbe courtoisement mais sans plier : le roi a la puissance temporelle, ici-bas, lâArtiste revendique une gloire au-delĂ du temps, se mesurant audacieusement Ă la divinitĂ©. Il oppose lâArt Ă lâargent et au pouvoir que lui propose mĂȘme de partager Soliman.
Au-delĂ de la rivalitĂ© virile amoureuse convenue, cet affrontement a une grandiose dimension qui pose des questions : trace artistique dans le monde ou place dans lâHistoire, grandeur ou vanitĂ© de lâart, tĂ©moignage artistique temporel face Ă lâintemporalitĂ© de Dieu, arrogance de la crĂ©ature crĂ©atrice dĂ©fiant son CrĂ©ateur ? Les allusions rapides Ă la tour de Babel aspirant au ciel, prĂ©tendant Ă lâĂ©ternitĂ©, vanitĂ© face Ă lâĂternel. Cela se tisse au fil de lâintrigue sans grand intĂ©rĂȘt pour Ă©clater dans le sublime duo entre Adoniram et Soliman, les deux seuls caractĂšres complexes de cette Ćuvre qui ne lâest guĂšre.
Interprétation
Gounod paie de nous avoir trop habituĂ©s Ă sa veine mĂ©lodique, Ă sa grĂące pour ne pas nous dĂ©router ici : puissante masse orchestrale de lâouverture qui emporte, transporte torrentiellement, mais avec le paraphe, la signature dĂ©licate dâun solo de violon comme un clin dâĆil complice. La sollicitation des cuivres, des roulements de percussions sonnent de façon wagnĂ©rienne dans des moments de fracas, de tumulte, de tempĂȘte grandiose.Ă la tĂȘte dâun Orchestre de lâOpĂ©ra de Marseille enflammĂ© sous sa direction,le jeune chef Victorien Vanoosten attise le feu, dĂ©chaĂźne et dirige la tempĂȘte et lâapaise pour des plages de calme comme ces chĆurs de femmes, horizon lointain de Mireille.Les chĆurs masculins, homophones, non morcelĂ©s de polyphonie, ont une puissance digne du Temple et lâon sent le bonheur Ă lâexprimer.
CĂ©cile Galois (Sarahil) existe en deux phrases, voix sombre capable dâaigu et un sourie rayonnant ; quelques apparitions mais nĂ©cessaires Ă lâaction dâĂric Martin-Bonnet. TraĂźtres en trio et triade montante JĂ©rĂŽme Boutillier (MĂ©thousaĂ«l), baryton, RĂ©gis Mengus (Phanor), baryton, Eric Huchet (Amrou) tĂ©nor, se partagent sans mĂ©chancetĂ© les phrases mĂ©chantes et criminelles, concertant avec un Salomon digne de sa haute rĂ©putation, refusant de croire au mal.
En smoking de travesti, Marie-Ange Todorovitch, de BĂ©noni, un personnage inconsistant, fait une personne par la beautĂ© de sa voix sombre, allĂ©gĂ©e juvĂ©nilement, regards Ă©merveillĂ©s du disciple au MaĂźtre, faisant sentir lâadmiration, la dĂ©votion, sans nous rien faire ressentir de la difficultĂ© de sa partie, hĂ©rissĂ©e dâaigus dâentrĂ©e de jeu, avec une aisance et une fraĂźcheur stupĂ©fiantes.

Personnage de lĂ©gende, la Reine de Saba, câest Karine Deshayesqui rĂšgne littĂ©ralement sur cette partition Ă©trange, qui nous fait attendre longtemps un grand air, mais quel air ! Il est monumental et elle en maĂźtrise les piĂšges en souveraine du chant avec force et dĂ©licatesse. La voix est souple, sonore sur tout le registre, mĂ©dium riche de mezzo et aigus colorĂ©s et pleins. Une douceur dĂ©chirante dans son air dâadieu Ă Adoniram Ă mi-voix, comme pour elle, mais envol dâĂ©motion qui nous Ă©treint tous.
On aime la franchise, la vaillance de Jean-Pierre Furlan : voix dâairain comme la matiĂšre noble quâil travaille, mĂ©tal et feu, il est immĂ©diatement dans le personnage orgueilleux, arrogant, patron de choc, inflexible, nâĂ©ludant pas lâaffrontement ni avec ses ouvriers disons en grĂšve, ni avec Salomon, et surtout pas avec un orchestre dĂ©chaĂźnĂ© a tutti : tous contre un ! Il le brave, le surmonte dans une tessiture inhumaine, des aigus dĂ©lirants. Sâil est assailli de doutes, câest face Ă la divinitĂ©, Ă lâorgueil humain qui se dresse palais et temples quâil nâhabitera que briĂšvement le temps dâune existence humaine : un instant contre lâĂ©ternitĂ©.
TenaillĂ© du mĂȘme doute, Vanitas vanitatum, âVanitĂ© des vanitĂ©sâ, Salomon mĂȘme baptisĂ© ici Soliman, est le sage de la lĂ©gende mais assez sage pour nâĂȘtre pas asservi Ă sa sagesse : amoureux lucide, il abdique sa puissance « Sous les pieds dâune femme », reconnaissant sa folie. Mais qui nâa pas un grain de folie nâest pas aussi sage quâil croit et le roi Salomon Sage des sages, lâexprime admirablement dans un air dâintrospection qui est un sommet psychologique de lâĆuvre. MĂȘme vaincu par une jalousie bien humaine en apprenant la trahison de Balkis, il est clĂ©ment comme un Auguste face aux conspirateurs :qui « a tout appris et veut tout oublier ». Ayant tous les pouvoirs, il nâen invoque aucun pour se venger : pas de loi du talion, pas dâĆil pour Ćil ni dent pour dent. Au contraire il offre Ă Adoniramn pour le retenir, le partage du pouvoir. Pourquoi pas de la femme ?
Nicolas Courjal, toujours juste dans ses interprĂ©tions, avec la fatalitĂ© de la voix noire de basse qui le voue aux noirs desseins, a toujours dans le timbre, lâexpression, une lumiĂšre, une nuance, une vibration humaine qui rĂ©dime le personnage le plus sombre quâil incarne. Câest une sensibilitĂ© sans sensiblerie quâil sait distiller avec le contrĂŽle absolu de sa voix ductile et souple qui passe de la puissance Ă la confidence, du cri au murmure. Et, Ă ce roi de marbre de la lĂ©gende il donne une chaude humanitĂ©. Ses deux monologues de Soliman/Salomon sont une profonde et poignante mĂ©ditation qui mĂ©riteraient amplement de figurer dans un rĂ©cital tout autant que celui de Wotan.
On ne dira jamais assez la parfaite diction de tous ces interprĂštes.
Cocu devant lâĂternel
BiensĂ©ance et censure bourgeoises obligent, on ne saura pas si la belle reine couche avec son plĂ©bĂ©ien architecte. Mais, sous le sceau du mariage avec le gage de lâanneau matrimonial quâelle a repris au roi quâelle nâa pas hĂ©sitĂ© Ă endormir avec un narcotique, elle a lâintention de le faire. En sorte que Soliman, le grand Salomon auquel on prĂȘte le sensuel, lâĂ©rotique Cantique des cantiques, le roi aux mille femmes [1], est potentiellement trompĂ© par la reine de Saba et si, effectivement, il nâest pas cocu devant les hommes, il est cocu devant Dieu.
Opéra de Marseille
________________________________________________________________________________________________
GOUNOD : La Reine de Saba (1862)
Opéra en cinq actes de Charles Gounod,
Livret de Jules Barbier et Michel Carré
Version de concert
Opéra de Marseille, les 22 25, 27 et 30 octobre 2019.
Balkis:Â KARINE DESHAYES
Bénoni: MARIE-ANGE TODOROVICH
Sarahil:Â CECILE GALOIS
Adoniram:Â JEAN-PIERRE FURLAN
Soliman:Â NICOLAS COURJAL
Amrou:Â ERIC HUCHET
Phanor:Â REGIS MENGUS
MĂ©thousaĂ«l: JERĂME BOUTILLIER
Sadoc:Â ERIC MARTIN-BONNET
Orchestre et ChĆur de lâOpĂ©ra de Marseille
Direction musicale:Â Victorien Vanoosten
Chef de ChĆur:Â Emmanuel Trenque
Photos Christian Dresse :
1 Â Courjal, Deshayes, Furlan ;
2 Deshayes.
[1] Il Ă©tait crĂ©ditĂ©, si lâon peut dire, de sept cents femmes et trois cents concubines (1 Rois11,2-3).
.