CD, compte rendu critique. Mozart : L’EnlĂšvement au sĂ©rail (JĂ©rĂ©mie Rhorer, Jane Archibald, septembre 2015 – 2 cd Alpha). Sous le masque lĂ©ger, exotique d’une turquerie créée Ă Vienne en 1782, se prĂ©cise en vĂ©ritĂ© non pas la confrontation de l’occident versus l’orient, occidentaux prisonniers, esclaves en terres musulmanes, mais bien un projet plus ample et philosophique : la lutte des fraternitĂ©s contre le despotisme et la barbarie cruelle (la leçon de clĂ©mence et de pardon dont est capable Pacha Selim en fin d’opĂ©ra reste de nos jour d’une impossible posture : quels politiques de tout bord est-il capable de nos jours et dans le contexte gĂ©opolitique qui est le nĂŽtre, d’un tel humanisme pratique ?). Cette fraternitĂ©, ce chant du sublime fraternel s’exprime bien dans la musique de Mozart, avant celle de Beethoven.
D’AIX A PARIS… de la scĂšne lyrique au théùtre sans dĂ©cors. A Aix prĂ©alablement et dans la rĂ©alisation scĂ©nique de l’autrichien Martin Kusej (non pas allemand comme on le lit habituellement), cet EnlĂšvement, retransposĂ© sans maquillage et en rĂ©fĂ©rence direct aux Talibans et Ă Daech avait marquĂ© les esprits de l’Ă©tĂ© 2015, par sa radicalitĂ© souvent brutale (des textes réécrits, donc actualisĂ©s, et parfois, une foire confuse aux actualitĂ©s contemporaines) dĂ©naturant cependant l’Ă©lĂ©gance profonde du Mozart originel. C’Ă©tait de toute Ă©vidence exprimer l’acuitĂ© polĂ©mique brĂ»lante de l’opĂ©ra de Mozart, tout en lui ĂŽtant sa part d’onirisme, de rĂȘve Ă©perdu. Presque un an plus tard, le disque sort et avec lui, la magie de la direction musicale et des incarnations vocales, alors saisies sur le vif en un concert sans mise en scĂšne, au TCE Ă Paris en septembre 2015 : le rĂ©sultat est au delĂ de nos attentes, et rĂ©vĂšle l’engagement irrĂ©sistible du chef quadra JĂ©rĂ©mie Rhorer. Sans les images (et la vacuitĂ© anecdotique de la mise en scĂšne aixoise), la force et la grandeur de la musique nous Ă©claboussent Ă plein visage (ou pleine oreille). Alors qu’Ă Aix, il dirigeait le Freiburger BarokOrchester, JĂ©rĂ©mie Rhorer dans ce live parisien de lĂ©gende retrouve ses chers instrumentistes, de son propre orchestre, Le Cercle de l’Harmonie. La direction fourmille d’Ă©clairs, d’Ă©clats tĂ©nus, de scintillements sourds et raffinĂ©s qui montrent combien Mozart en peintre du coeur humain est inatteignable car la grĂące sincĂšre que nous fait entendre alors JĂ©rĂ©mie Rhorer, exprime au plus prĂšs le gĂ©nie de l’Ă©ternel Wolfgang : une langue qui parle l’ivresse et le dĂ©sir des cĆurs, l’aspiration Ă cet idĂ©al fraternel qu’incarne toujours, le pacte libertaire du quatuor Belmonte/Constanze, Pedrillo/Blonde. La vitalitĂ© continuement juste de l’orchestre saisit de bout en bout. Et depuis Aix, le chef retrouve Ă Paris les chanteurs du Quatuor : Norman Reinhardt / Jane Archibald, David Portillo / Rachele Gilmore… AssurĂ©ment son carrĂ© d’as, tout au moins pour les 3 derniers, d’une suprĂȘme vĂ©ritĂ©.
De quoi s’agit-il prĂ©cisĂ©ment ? Formidable profondeur et jutesse poĂ©tique ce dĂšs l’ouverture qui tout en Ă©grennant Ă la façon d’un pot-pourri, les motifs les plus essentiels de l’action qui va suivre, dĂ©voile la saisissante fluiditĂ© Ă©nergique du seul vĂ©ritable acteur : l’orchestre Le Cercle de l’Harmonie ; les instrumentistes dĂ©ploient et diffusent une rondeur suractive que le chef sait ciseler et exploiter jusqu’Ă la fin en une Ă©nergie rĂ©ellement irrĂ©sistible, live oblige. L’attention de JĂ©rĂ©my Rhorer est de chaque instant, d’une finesse dramatique, qui bascule vers l’intĂ©rioritĂ©, rendant compte de tous les accents, nuances, couleurs, chacun exprimĂ© par leur charge Ă©motionnelle, prĂ©cisĂ©ment calibrĂ©e. C’est d’autant plus juste pour un ouvrage qui reste du cĂŽtĂ© de l’espĂ©rance et de la force des opprimĂ©s. L’amour reconstruit une espĂ©rance humaine contre la barbarie d’un emprisonnement arbitraire. D’emblĂ©e, La vitalitĂ© des caractĂšres s’affirme : la Blonde de Rachele Gilmore a certes une voix petite, parfois tirĂ©e mais elle demeure trĂšs engagĂ©e et Ă son aise d’un chant affĂ»tĂ©, vif argent, fragile mais tenance.
Saisi sur le vif en septembre 2015, L’EnlĂšvement au sĂ©rail de JĂ©rĂ©mie Rhorer confirme la direction du maestro français;
Live captivant au diapason du sentiment,
Justesse de l’orchestre, palpitation des femmes
Par ses 3 grands airs, la soprano en vedette (“La Cavalieri” – Caterina Cavalieri, Ă l’Ă©poque de Mozart) peint trĂšs subtilement le portrait d’une femme amoureuse : Constanze, affligĂ©e mais digne. C’est d’abord solitude et fragilitĂ© de l’ĂȘtre dĂ©semparĂ© (seule mais pas dĂ©munie : premier air “Durch ZĂ€rlichkeit…” acte I) bientĂŽt gagnĂ©e par l’esprit de rĂ©sistance, la lumiĂšre des justes contre l’oppression et la torture… (grand air quasi de concert, de forme fermĂ©e : “Martern aller Arten“…, le pivot dramatique du II, magnifiquement portĂ© par l’engagement incarnĂ© de la soprano Jane Archibald qui chante toutes les variations : saluĂ©e Ă ses dĂ©buts français Ă Nantes dans un somptueux et onirique (voire vaporeux) Lucio Silla, la soprano captive par la vĂ©ritĂ© de son chant impliquĂ©, intense, qui s’expose sans rĂ©serve pour tenir fiĂšrement malgrĂ© la violence de son geĂŽlier, Selim : en elle, pointe la noblesse hĂ©roĂŻque de la future Fiordiligi, cĆur ardent, Ăąme inflexible de Cosi fan tutte : une vraie rĂ©sistante prĂȘte Ă mourir (duo final avec Belmonte, oĂč les deux amants se croient condamnĂ©s sans perdre leur courage). Saluons surtout chez Archibald, le caractĂšre de la souffrance aussi, cultivant le lugubre saisissant (prĂ©sence de la mort), dans les colonnes des bois, aux lueurs maçonniques telles qu’elles scintilleront 9 ans aprĂšs L’EnlĂšvement, dans La FlĂ»te enchantĂ©e (1791) oĂč Ă la solitude de Constanze rĂ©pond, comme sa sĆur en douleur, la priĂšre de Pamina…
Sommets dramatiques  Sturm une Drang… Au cours de l’enchaĂźnement des actes I puis II, qui fait se succĂ©der les deux airs si dĂ©cisifs de Contanze, l’orchestre et sa sculpture instrumentale si bien affĂ»tĂ©e dessinent en contrepoint de la sensibilitĂ© radicale de la jeune femme, un climat tendu et raffinĂ©, d’essence Sturm und Drang, tempĂȘte et passion effectivement-, dont les Ă©clairs et tonnerre Ă©motionnels sont d’autant plus renforcĂ©s par contrastes / renfort que la succession des sĂ©quences du I au II, alors, oppose le cĆur noble mais indĂ©fectible de Constanze Ă la fureur Ă©lectrique (hystĂ©rique animale) du Pacha, puis de la non moins intense confrontation Pedrillo / Osmin. Terrifiante confrontation des ĂȘtres en vĂ©ritĂ©. Il n’est que la tendresse plus insouciante de Blonde (air d’une fĂ©minitĂ© angĂ©lique aĂ©rienne : “Durch ZĂ€rlichkeit...” qui ouvre le II). Et Ă travers les confrontations occidentaux / musulmans, l’exhortation au dĂ©passement des rivalitĂ©s, par l’amour et par la clĂ©mence prĂ©cise, suprĂȘme leçon d’humanisme, l’espĂ©rance de la musique de Mozart, sublime par la justesse de son invention. On aura rarement Ă©coutĂ© pareille rĂ©alisation associant chant des instruments, priĂšres vocales.
Moins convaincant reste Norman Reinhardt : il ne donne aux soupirs de Belmonte amoureux, qu’un chant moins propre, contournĂ©, assez imprĂ©cis, souvent maniĂ©rĂ©, moins percutant que le brio de ses partenaires, voire carrĂ©ment gras et Ă©pais (Wenn der Freude TrĂ€nen fliessen… escamotĂ© par un manque persistant de simplicitĂ©).
Au III, la prĂ©paration de l’Ă©vasion / enlĂšvement pilotĂ© par l’ingĂ©nieux Pedrillo (excellent et racĂ© David Portillo), puis l’enlĂšvement proprement dit (In Mohrenland entonnĂ© sur un orchestre guitare aux pizzicati enchanteurs…), forment des ensembles triomphants comme une dĂ©licieuse marche militaire, qui dit la certitude et la complicitĂ© solidaire des prisonniĂšres et de leurs libĂ©rateurs inespĂ©rĂ©s…. tout cela est toujours portĂ© par l’ivresse et une frĂ©nĂ©sie scintillante Ă l’orchestre d’une activitĂ© prodigieuse ; JĂ©rĂ©mie Rhoroer laisse chaque accent de cette humanitĂ© exaltĂ©e, respirer, s’Ă©panouir avec une classe magistrale.
La vision du chef organise et Ă©difie peu Ă peu tout ce que la mise en scĂšne aixoise n’atteignait que rarement : le formidable Ă©lan progressif qui en fin d’action aiguise le dernier chant mozartien ; fustigeant les haineux caricaturaux (Osmin et sa cruautĂ© sadique), sublimant la lyre Ă©perdue, mais tristement non triomphante du dernier ensemble oĂč chacun dit sa libertĂ©, avant d’ĂȘtre probablement Ă©gorgĂ© par le bourreau qui mĂȘme s’il en est le serviteur, passe outre la clĂ©mence proclamĂ©e de son maĂźtre. Saisissante perspective.
TRAVAIL D’ORCHESTRE. L’enregistrement live de septembre 2015 suit les reprĂ©sentations scĂ©niques aixoises de juillet prĂ©cĂ©dent, ainsi l’on peut dire donc (et constater que Rhorer possĂšde son SĂ©rail : tout cela coule dans ses doigts et jusqu’Ă l’extrĂ©mitĂ© de sa baguette, offrant une leçon de direction fluide, raffinĂ©e, prĂ©cise et vivante, Ă©tonnamment active et suggestive, imaginative, naturelle, vrai miroir des sentiments sous-jacents. En rĂ©alitĂ©, la valeur de ce coffret d’autant plus attendu que le moment du “concert” Ă Paris avait marquĂ© les esprits, confirme l’impression du public de ce 21 septembre 2015 : le chant de l’orchestre – des instruments d’Ă©poque, rĂ©tablit la proportion originelle de la sensibilitĂ© mozartienne, oĂč chaque phrase instrumentale, qu’il s’agisse des solos piano ou des tutti rugissants orientalisants, s’accorde naturellement Ă la voix humaine, dont la vĂ©ritĂ© et la sincĂ©ritĂ© sont constamment prĂ©servĂ©s. Le sommum Ă©tant atteint ici dans les Ă©pisodes oĂč les trois meilleurs chanteurs donnent tout, en complicitĂ© avec un orchestre ciselĂ©, dramatiquement superbe et parfaitement canalisĂ© : Jane Archibald (Constanze troublante), David Portillo (Pedrillo ardent, ingĂ©nieux, tendre), Mischa Schelomianski (Osmin noir et barbare) fusionnent en sensibilitĂ© sur le tapis orchestral… La rĂ©alisation voix / orchestre tient du prodige et, sous la coupe sensible, fiĂšvreuse du chef JĂ©rĂ©mie Rhorer, confirme (s’il en Ă©tait encore besoin), l’irresistible poĂ©sie expressive des instruments d’Ă©poque. C’est dit dĂ©sormais : plus de Mozart sans instruments d’Ă©poque, ou alors avec intĂ©gration totale du jeu “historiquement informĂ©”. La corde du sentiment y vibre dans toute sa magicienne vĂ©ritĂ©. Magistral. Un must absolu Ă Ă©couter et réécouter sur les plages de cet Ă©tĂ© 2016.
CD, compte rendu critique. Mozart : L’EnlĂšvement au sĂ©rail. Jane Archibald, David Portillo, Rachele Gilmore, Mischa Schelomianski, … Le Cercle de l’Harmonie. JĂ©rĂ©mie Rhorer, direction. Live rĂ©alisĂ© Ă paris au TCE en septembre 2015 – 2 cd Alpha, collection “Théùtre des Champs ElysĂ©es”). CLIC de CLASSIQUENEWS de juin 2016.