CRITIQUE, festivals 2022. Prades, festival Pablo Casals, les 5 et 6 aoĂ»t 2022 – Nouveau directeur artistique depuis l’Ă©tĂ© 2021, le chef dâorchestre Pierre Bleuse rĂ©veille la belle endormie en insufflant depuis l’an dernier, un rythme inĂ©dit Ă Prades et dans divers joyaux patrimoniaux alentour. Eclectisme, ouverture, accessibilitĂ© pour les festivaliers et pour les instrumentistes invitĂ©s : transmission, partage, approfondissementâŠ
Dans ce grand bain des sensibilitĂ©s mĂȘlĂ©es, oĂč les plus jeunes tempĂ©raments Ă©prouvent l’acte collectif, l’Ă©coute mutuelle, le travail commun, nul doute que le chemin vers l’excellence est dĂ©sormais clairement Ă©tabli et jalonnĂ©.
Si le festival maintient ainsi son cap il pourrait enfin [re] devenir l’un des piliers des festivals europĂ©ens de l’Ă©tĂ© aux cĂŽtĂ©s des grandes machines estivales, tel Verbier ou surtout Gstaad. Mais Prades prĂ©sente une toute autre identitĂ© que lui envient les autres Ă©vĂšnements estivaux : la figure de son fondateur historique, Pablo Casals dont la personnalitĂ© humaniste et fraternelle a su transmettre l’idĂ©e d’une musique engagĂ©e qui a pour fondement outre la quĂȘte de perfection et le partage, la rĂ©flexion critique et le dĂ©passement permanent.
Prades 2022 : le chemin vers lâexcellence
Pierre Bleuse dirige l’Orchestre du Festival de Prades, concert d’ouverture, le 29 juil 2022
Des valeurs que comptent bien rĂ©activer Pierre Bleuse, porteur d’un renouveau inespĂ©rĂ© Ă Prades et dans le Conflens. De quoi Ă©videmment renouveler le prestige de la Catalogne française qui est loin d’offrir aujourd’hui la mĂȘme activitĂ© culturelle que sa consĆur espagnole, de l’autre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre pyrĂ©nĂ©enne. Gageons que par son ouverture, son Ă©clectisme, la conception d’une culture alliant haute qualitĂ© et accessibilitĂ©, Prades nouveau look, ne prĂ©sente trĂšs bientĂŽt un nouveau modĂšle estival, musical et populaire, Ă suivre chaque annĂ©e. Voici ci aprĂšs le compte-rendu des concerts marquants auxquels nous avons pu assister pendant notre sĂ©jour sur place, les 5 et 6 aoĂ»t derniers.
Vendredi 5 aoĂ»t 2022, Abbaye St-Michel de Cuxa (Codalet). Le premier concert Ă Cuxa permet dâĂ©couter les instrumentistes de lâOrchestre du Festival, formidable collectif (créé par Pierre Bleuse) qui associe jeunes instrumentistes et musiciens chevronnĂ©s. Sous la direction prĂ©cise et de plus en plus nuancĂ©e du chef Thierry Fischer, lâOrchestre dĂ©voile ses qualitĂ©s dâengagement, de prĂ©cision, d’expressivitĂ©, de souplesse.
Thierry Fischer en répétition
Câest dâabord, la longue priĂšre (pour cordes seules) dans le style ancien, celui contemplatif et recueilli des MaĂźtres de la Renaissance ou quand Vaughan Williams revisite les terres suspendues, mĂ©ditatives, parfois lugubres de Thomas Tallisch.
LâOuverture grave voire sombre et tragique captive dans l’esprit aussi des Tombeaux baroques, qui Ă©tire le temps musical en accords suspendus non vibrĂ©s comme un vaste orgue Ă cordes. Le chef affirme son sens de la nuance de pianissimi suggestifs, oĂč violon solo et alto solo alternent une priĂšre plus individuelle, puis se rĂ©pondent et font vibrer le rĂ©confort et la plĂ©nitude du recueillement.
Le contraste est total avec la piĂšce qui suit, lumineuse, gĂ©nĂ©reuse et tendre : le Concerto pour violon de Mendelssohn. C’est un feu d’artifice digitale entre puissance et tendresse dans une partition Ă la fois Ă©lectrique et suave grĂące Ă l’archer prĂ©cis, souple, puissant aussi de la violoniste Alina Pogostkina, dont la nature impĂ©tueuse et douce opĂšre un enchantement profitable.
D’autant que le nerf et la prĂ©cision dans des nuances variĂ©es et justes du chef Thierry Fisher, conduisent les musiciens Ă leur meilleur. L’Orchestre est celui souhaitĂ© par le directeur du festival Pierre Bleuse, une pĂ©piniĂšre de jeunes pousses dĂ©jĂ aguerries, coachĂ©es le temps de leur rĂ©sidence Ă Prades, par les sensibilitĂ©s reconnues et professionnelles des membres avisĂ©s du Quintette Klarthe et du Quatuor Dutilleux. Aux cĂŽtĂ©s de leurs mentors, les jeunes instrumentistes viennent de toute l’Europe ; ils vivent Ă Prades, une formidable Ă©cole du respect, du mĂ©tissage, de la diversitĂ© fĂ©dĂ©rĂ©e, constructive, de lâĂ©coute crĂ©ativeâŠ
LâOrchestre du Festival de Prades
cohĂ©sion stimulante et Ă©coute crĂ©ative…
Et le meilleur pour la fin… Pas facile de rĂ©ussir une symphonie de Haydn en particulier les mieux Ă©laborĂ©es par le maĂźtre dâEisenstadt, soit ce soir la Symphonie n°96 dite « Miracle » : condensĂ© de noblesse, d’Ă©lĂ©gance, surtout de facĂ©tie dĂ©jĂ rossinienne, la 96Ăš est lâune des premiĂšres symphonies londoniennes (1791). Thierry Fisher qui fut flĂ»tiste et travailla Ă Zurich avec Harnoncourt, soigne les dĂ©tails et les accents, conduisant les instrumentistes dans le sillon de cette excellence dont rĂȘve et que dĂ©fend Pierre Bleuse.
La route est tracĂ©e et les apports dĂ©jĂ visibles… audibles mĂȘme dans ce bouillonnement maĂźtrisĂ© dont la vivacitĂ© des attaques, l’Ă©ruption des tutti n’empĂȘchent pas la dĂ©licatesse ni l’extrĂȘme raffinement des jeux de timbres comme des dialogues et rĂ©ponses entre les pupitres.
Dans cette forĂȘt agissante de timbres rayonnants, on dĂ©tecte et l’infini tendresse de Mozart et lâimpĂ©tuositĂ© assĂ©nĂ©e, presque furieuse de Beethoven. L’acuitĂ© et l’intelligence de la direction surprennent, transportent. La caractĂ©risation de chacun des 4 mouvements est un festival dâaccents et de nuances contrastĂ©s, idĂ©alement rĂ©alisĂ©s : aucun doute, la 96Ăš mĂ©rite bien son titre ; le « miracle » sonore est ici, prĂ©sente et manifeste, dâune criante vĂ©ritĂ©.
La concentration des instrumentistes, ce jeu des regards pour calibrer et synchroniser les unissons, les duos complices entre instrumentistes, en particulier dans le 2Ăšme mouvement-menuet, l’exceptionnel oboĂŻste, yeux rivĂ©s sur le rythme du premier violon, illustrent idĂ©alement ce travail en coopĂ©ration, ce miracle offert, produit dâune mĂ©canique humaine Ă la fois fragile et ce soir, idĂ©alement pilotĂ©e. Magnifique instant en conjonction et concertation qui profite Ă tous les membres dâun orchestre miroitant et unitaire, particuliĂšrement prometteur.
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Le soir Ă partir de 21h30 dans le parc du ChĂąteau Pams de Prades, « le Club » – soirĂ©e dâaprĂšs concert selon la formule souhaitĂ©e par Pierre Bleuse, reçoit cette nuit le guitariste brĂ©silien Yamandu Costa.
DâemblĂ©e, sâimpose le suprĂȘme jeu d’une libertĂ© Ă©tonnante qui semble fondre dans lâinstant du concert, crĂ©ation et improvisation. Le guitariste s’inscrit dans la pure tradition musicale brĂ©silienne [bossa nova, samba style choros.... sans omettre tangos, milangas,...] mais aussi compositions personnelles [ « la graciosa » ou « sanctuario »] , comme le dernier mouvement de son concerto pour guitare et orchestre rĂ©cemment créé Ă San PaoloâŠ.
Yamandu Costa, le frisson brésilien
Le guitariste et compositeur brésilien Yamandu Costa enflamme le Club de Prades
Le soliste ajoute aussi le souvenir dâun Ă©pisode vĂ©cu pendant le confinement ; le rythme de la piĂšce qui en dĂ©coule Ă©voque ses 2 enfants qui ne cessaient de bondir sur le sofa du salon (!) : un dĂ©fi digital et une surenchĂšre de rythmes enchaĂźnĂ©s qui donnent le vertige.
Sa technicitĂ© libre et flamboyante, sa personnalitĂ© sur scĂšne aussi, attachante par ses pointes humoristiques, offrent un spectacle total ; la respiration, les phrasĂ©s, lâimaginaire gĂ©nĂ©reux sont une source inĂ©puisable dâadmiration. La prĂ©sence de Yamandu Costa Ă Prades confirme l’Ă©clectisme dâune programmation rĂ©solument ouverte, aux filiations plus bĂ©nĂ©fiques quâil nây paraĂźt : musiques savantes et populaires convergent en rĂ©alitĂ© dans lâacquisition dâun geste juste. La personnalitĂ© de Yamandu Costa, sa dĂ©lirante technicitĂ©, sa souplesse digitale pourraient en apprendre beaucoup aux instrumentistes classiques.
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Photos / concert Orchestre du Festival de Prades (concert, répétition) / Pierre Bleuse © H Argence 2022 - Yamandu Costa, Thierry Fisher © Josh Shannon Prades 2022
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Samedi 6 aoĂ»t 2022. Eglise de Prades, 19h30. La prĂ©sence des AROD confirme ce point de trĂšs haute qualitĂ© dĂ©fendu par Pierre Bleuse. A travers le choix de la formation (créée en 2013), câest toute la tradition chambriste et dâune façon gĂ©nĂ©rale, instrumentale, la place des tempĂ©raments de feu, qui sont confirmĂ©es et mises en avant Ă Prades selon les critĂšres de la nouvelle programmation artistique. Devant les festivaliers, devant les jeunes musiciens de lâOrchestre du Festival, les 4 solistes du Quatuor Arod offrent une leçon lumineuse, fulgurante, de trĂšs haute musicalitĂ© ; oĂč la virtuositĂ© et la maĂźtrise technique autant quâexpressive sont infĂ©odĂ©es Ă la recherche du sens, et dans la rĂ©alisation, câest une quĂȘte dâabsolu dont lâesthĂ©tisme atteint Ă une spiritualitĂ© Ă 4, qui fascine.
Quatuor Arod : une alchimie sonore
Les 4 instrumentistes du Quatuor Arod dans l’Ă©glise de Prades
Dans le Quatuor n°19 « Les Dissonances » de Mozart, lâĂ©loquence et le raffinement du style saisissent immĂ©diatement. Finesse du son, subtilitĂ© des nuances qui sculpte une virtuositĂ© supĂ©rieure, gestes Ă la fois chorĂ©graphiques et synchrones, ⊠les Arod ont tout.
Mais ce n’est pas tant l’esthĂ©tique jubilatoire de la sonoritĂ© collective que l’esprit et l’intention d’un collectif d’une Ă©coute et d’une complicitĂ© superlative, qui touche.
Dans cette lecture intĂ©rieure, on se surprend Ă (re)dĂ©couvrir des Ă©clairs (dĂ©jĂ ) schubertiens chez un Mozart touchĂ© par la grĂące, entre la vibration de la fragilitĂ© et lâappel vers une tendresse secrĂšte, fraternelle, aux accents mĂ©lancoliques.
Bartok (Quatuor n°1) frappe par l’urgence et une inquiĂ©tude indĂ©finissable qui Ă©tire la texture. La tension ultime s’allie avec des sĂ©quences intĂ©rieures et mĂ©ditatives d’une profondeur bouleversante ; et ce sont souvent des pauses et respirations ressenties au profond de l’Ăąme qui soudainement indiquent de nouvelles directions et de nouveaux mondes. Des sursauts surprenants, des respirations et des silences dâune profondeur vertigineuse structurent un quatuor marquant par sa tension continue, dont le fil se conclut en une course qui se fait transe hallucinĂ©e.
Enfin leur Beethoven (Quatuor opus 95) s’inscrit dans une lutte et un absolu viscĂ©ralement et Ăąprement dĂ©fendus. Les Arod convoquent ce Beethoven, ardent et visionnaire, aux fulgurances extrĂȘmes qui expriment cette quĂȘte dâun dĂ©passement permanent. Ces faiseurs et orfĂšvres surclassent tout ce que l’on a coutume d’Ă©couter en concert : la prĂ©cision, la virtuositĂ©, la justesse des accents, le naturel et la fluiditĂ©, surtout ce jeu collectif dâune Ă©vidente complicitĂ©.
L’imagination, la spiritualitĂ© jaillissent dans cette immersion sonore d’une beautĂ© et d’une sincĂ©ritĂ© Ă©tonnantes. L’esprit de Casals a Ă©tĂ© ressuscitĂ© manifestement dans un lieu emblĂ©matique du festival que le violoncelliste a fondĂ© et marquĂ© de son aura admirable. En hommage au Fondateur devenu catalan, les Arod jouent en bis la transcription dâun choral de JS Bach, compositeur jouĂ© par Casals ici mĂȘme. La boucle est bouclĂ©e. Et dans ce geste dâune grĂące admirable, les valeurs que la musique envisage, se concrĂ©tisent Ă nouveau.
SoirĂ©e inoubliable comme celle qui s’est tenue la veille, Ă Saint-Michel de Cuxa (Codalet), oĂč brillaient feux et accents maĂźtrisĂ©s de l’Orchestre du Festival.
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Photos / concert Quatuor AROD © classiquenews.com