Sous le titre de « Notes croisées », la soixante-quatrième édition du Festival Pablo Casals propose, comme à sa bonne habitude, de se faire rencontrer les meilleurs musiciens de chambre du moment, habitués comme nouveaux venus, gloires consacrées comme jeunes artistes en devenir. Mais si la manifestation catalane est essentiellement dédiée à la musique de chambre, la musique vocale n’en est pas moins oubliée, comme le prouve le concert de ce soir, sis dans la magnifique église de Prades, et qui accueille la superbe mezzo suédoise Charlotte Hellekant dans un récital consacré aux plus célèbres Lieder de Schubert. Et avouons qu’il est passionnant de les entendre ici, non pas avec un accompagnement au piano – dont l’écriture s’avère pourtant comme une seconde voix répondant à celle du chant -, mais accompagnés par un petit orchestre de chambre (dont le cœur est le Shanghaï Quartett), et harmonisés avec bonheur par des musiciens aussi différents que Britten, Brahms, Reger ou Webern.
Le talent de la mezzo-soprano suédoise, sa versatilité, sa curiosité artistique, ne sont plus à prouver, puisque cette magnifique artiste est capable – de Monteverdi à Hosokawa – de se plier à tous les styles et à toutes les écritures musicales, si diverses soient-elles. Et force est de constater que l’univers schubertien convient de toute évidence à son tempérament très intériorisé et plutôt tourmenté. Belle, élégante, vêtue d’une très belle robe fleurie, Charlotte Hellekant se livre à un étonnant exercice de style et de théâtre, pliant sa voix ductile et lumineuse aux impérieuses exigences du texte et de la musique, faisant participer tout son corps – les mains, les épaules ou le dos – pour aboutir à une interprétation novatrice et totalement fascinante de ces mélodies pourtant célèbres. Elle accomplit le tour de force de passer, le temps d’un lied – souvent plus court qu’un air d’opéra – de la langueur crépusculaire (Im Abendrot) à l’humour attristé (Die Forelle) , du désespoir amoureux (Ihr Bild) à la louange hédoniste et sensuelle (Du bist Die Ruh) – avant de culminer vers l’expressionnisme bouleversant et terrible d’un Erlkönig d’anthologie.
Le temps d’un entracte pour nous remettre de nos émotions, et ce sont six instrumentistes d’exception – Hagai Shaham et Christian Altenburger au violon, Yuval Gotlibovich et Diemut Poppen à l’Alto et Arto Noras et Frans Helmerson au violoncelle – qui s’installent devant le somptueux retable évoquant la vie de St Pierre pour une exécution du Sextuor à cordes n°2 en sol majeur opus 36 de Johannes Brahms. A l’opposé d’une certaine tradition, les six instrumentistes en livre une version plutôt rude et tourmentée :les sonorités sont âpres, et l’ambiance est plus celle du brumeux port de Rotterdam une après-midi d’hiver que celle la rive ensoleillée du Rhin à Coblence d’un matin printanier. Bref, ce Brahms là – à l’aspect sauvage- ne cherche pas à plaire, et les musiciens n’hésitent pas à rudoyer parfois leur instrument pour en tirer un surplus d’expressivité. Une soirée placée sous le signe de l’émotion.
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Compte-rendu, concert. Festival Pablo Casals, Eglise St Pierre de Prades. Le 2 août 2015. Lieder de Schubert et Sextuor à cordes N°2 de Johannes Brahms. Charlotte Hellekant, mezzo-soprano. Shanghaï Quartett (& invités).