Après près d’un demi-siècle d’absence, Mignon d’Ambroise Thomas retrouve au sein de l’Opéra-Comique les murs qui ont accueilli sa création, un soir de novembre 1866.
Près de 2000 représentations jusqu’au milieu des années 50, et puis… plus rien, hormis la présentation en 1963 d’une version avec récitatifs.
Librement inspiré de Goethe, le livret de Barbier et Carré conte les aventures de la jeune Mignon, enfant mystérieuse, au passé oublié, rachetée par le jeune bourgeois Wilhelm Meister qui la libère ainsi de la troupe de comédiens qu’elle sert, et dont elle tombe secrètement amoureuse, alors qu’il succombe, pour sa part, aux attraits trompeurs de la coquette Philine, la plus séductrice des comédiennes. Après bien des déboires, la jeune enfant retrouvera son père et s’unira avec Wilhelm Meister, qui aura vu se révéler en lui des sentiments puissants pour la jeune fille qu’il protégeait. Ici, c’est la fin heureuse qui nous est présentée, alors qu’il existe un dénouement tout différent, bien plus tragique, qui voit le rideau tomber sur la mort de l’héroïne. Mais pour le retour de l’ouvrage en sa maison, mieux valait sans doute qu’il s’achève dans la joie et l’allégresse. La musique d’Ambroise Thomas, souvent mal considérée, recèle d’innombrables trésors. Alternant avec art les traits brillants et virtuoses, davantage dévolus à Philine, et les mélodies délicates, intériorisées, offertes à Mignon elle-même, la partition sait se faire légère, pétillante, et toujours dramatiquement efficace. Le compositeur semble savoir particulièrement bien marier les voix, notamment dans des duos et trios de toute beauté, où les lignes vocales s’entremêlent avec délice.
Le déroulement pour le moins complexe et fantasque de l’œuvre se voit servi avec bonheur par la mise en scène fidèle et colorée de Jean-Louis Benoit. Les personnages évoluent dans un XVIIIe siècle goethéen tel que se le représentait le Romantisme, aux décors réalisés avec un grand souci du détail et ce qu’il faut de légèreté pour ne pas se prendre totalement au sérieux, et mis en lumière avec finesse. Les costumes sont à l’avenant, somptueux et élégants. La direction d’acteur se révèle vivante, tourbillonnante, toujours juste et remplie d’émotions. Pouvait-on mieux faire renaître ce chef d’œuvre de l’opéra-comique ?
Le chœur Accentus tient son rôle avec brio, diction précise et homogénéité parfaite, particulièrement dans son intervention a cappella, au loin, durant le troisième acte, moment d’une singulière beauté.
Chapeau bas pour une distribution comme on n’osait plus en rêver. Un adage prétend que pour prendre la mesure d’un spectacle, il faut juger de la qualité de ses seconds rôles : ce soir, ils étaient brillants. Un Jarno rustre et parfaitement méprisable de Frédéric Goncalves, un Frédérick frondeur, adorablement cabotin de Blandine Staskiewicz, d’un grain vocal magnifique (une future Mignon, sans doute), donnant de son air du boudoir une interprétation remarquable. Dans le rôle du rusé et ironique Laërte, Christophe Mortagne fait valoir l’incisive clarté de son ténor de caractère et ses dons de comédien, épatant de naturel et d’aisance scénique.
Le somptueux velours sombre de la basse de Nicolas Cavallier trouve dans les épanchements nostalgiques et douloureux du bon Lothario un emploi de choix. L’émission pourrait encore gagner en hauteur, mais la noblesse de sa tenue vocale et sa tendresse musicale forcent le respect.
En Philine narcissique et vénéneuse, Malia Bendi-Merad fait figure de révélation. La voix est certes petite, mais l’aigu et le suraigu révèlent une concentration du son impressionnante, traversant littéralement la salle, tintant sans effort aux oreilles du public, rappelant irrésistiblement Mady Mesplé, tant par son charmant grelot que par une virtuosité déployée avec facilité et servie par une technique remarquablement accomplie, associée à une musicalité jamais prise en défaut. Sa Polonaise, saluée à juste titre par une belle ovation, fut ainsi remarquable de précision et d’aisance.
Un Espagnol pour incarner un Viennois, voilà une idée pour le moins déroutante ! Et pourtant, Ismael Jordi, dont l’accent ensoleillé – surprenant, au début, il est vrai – charme l’oreille, fait totalement sien le rôle de Wilhelm Meister, ce bourgeois poète, avec un charme et un raffinement rares. Digne élève d’Alfredo Kraus, il éblouit par l’éclat de sa voix puissante, à l’aigu parfaitement placé, riche en résonances, capable de messe di voce parfaitement exécutées. Un interprète charismatique, excellent technicien et merveilleux musicien, qu’on espère revoir à Paris dans d’autres rôles français.
Poignante, la jeune mezzo Marie Lenormand offre un portrait particulièrement émouvant du rôle-titre, la touchante Mignon. Énigmatique, lunaire, elle sait user avec talent des multiples couleurs de sa belle voix. Son allure de garçon manqué, sa détresse enfantine, la pudeur de sa douleur, l’éclosion de sa féminité, tout cela concourt à faire d’elle une interprète marquante du rôle, lui donnant des reflets de la môme Piaf, avec une émotion à fleur de peau culminant dans un « Connais-tu le pays » à tirer des larmes.
Se jouant des traditions modernes, François-Xavier Roth dirige ce chef-d’œuvre face au public, tournant résolument le dos à la scène – mais pas à la théâtralité –.
Sa direction est enjouée, contrastée, colorée, en un mot : passionnée. Malgré sa position pour le moins difficile pour les chanteurs, il semble parfaitement connecté avec eux et paraît sentir précisément lorsqu’il doit se faire plus présent et les soutenir plus fermement. Sous sa baguette, l’Orchestre Philarmonique de Radio-France se montre sous un très bon jour, généreux de couleurs, dans des crescendi d’un dramatisme diaboliquement efficace.
Mignon est enfin rentrée chez elle… Au vu de la joie d’une salle en fête, le parfum de magie qui a fait son immense succès opère toujours.
Paris. Opéra-Comique, 12 avril 2010. Ambroise Thomas : Mignon. Livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Johann Wolfgang von Goethe. Avec Mignon : Marie Lenormand ; Wilhelm Meister : Ismael Jordi ; Philine : Malia Bendi-Merad ; Lothario : Nicolas Cavallier ; Laërte : Christophe Mortagne ; Frédérick : Blandine Staskiewicz ; Jarno : Frédéric Goncalves ; Un serveur : Laurent Delvert ; Danseuses : Marie-Laure Caradec, Vinciane Gombrowicz, Aurélie Genoud, Caroline Savi. Accentus. Orchestre Philarmonique de Radio-France. François-Xavier Roth, direction ; Mise en scène : Jean-Louis Benoit. Décors : Laurent Peduzzi ; Costumes : Thibaut Welchlin ; Lumières : Dominique Bruguière ; Chorégraphie : Lionel Hoche ; Assistant musical : David Dewaste ; Assistante mise en scène : Sybille Wilson ; Assistant lumières : François Thouret ; Chef du chœur : Christophe Grapperon ; Chef de chant : Mathieu Pordoy
Illustration: Ambroise Thomas (DR)