vendredi 29 mars 2024

Paris. Opéra Bastille, le 12 avril 2010. Pierre Boulez joue Olivier Messiaen. Orchestre de l’Opéra National de Paris. Mélanie Diener, Soprano.

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Boulez-Messiaen :
une relation singulière

Sous la direction de Pierre Boulez, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris interprétait, le 12 avril dernier, trois pièces maîtresses d’Olivier Messiaen à l’Opéra Bastille : Chronochromie, Et exspecto resurrectionem mortuorum et Poèmes pour Mi. Radiodiffusé en direct sur les ondes de France Musique, le concert événement constituait un des temps forts de la programmation symphonique de l’Opéra national de Paris. Bien que Boulez ait toujours réservé une place de choix à Messiaen dans son répertoire de chef d’orchestre, il demeure aujourd’hui peu fréquent de le trouver à la tête d’un programme intégralement articulé autour de compositions de son ancien professeur.
Comme réminiscence du concert mémorable donné à l’occasion des soixante-dix ans de Messiaen en 1978, Boulez rend à nouveau hommage à son Maître. Dans son ouvrage de référence, Point de Repère II, il évoquait déjà la dimension artistique et la grandeur de ce dernier : « Il faut croire que l’élire pour maître, c’était déjà s’isoler de l’agrégat, se choisir comme réfractaire, puisque l’on parlait volontiers – à l’époque et dans ce lieu (cf.le Conservatoire de Paris) – de « la classe Messiaen », guillemets compris ». La relation peu commune entre Boulez et Messiaen, alchimie parfaite d’une admiration mutuelle sans borne mais également de méfiance méthodique, constitue sûrement « l’une des plus passionnantes du XXe siècle » selon Véronique Puchala.

Arrivé à Paris à l’automne 1943, le jeune Boulez s’inscrivit au Conservatoire et manifeste très vite le souhait d’entrer dans les classes d’harmonie et de composition d’Olivier Messiaen. Après une première rencontre fructueuse entre les deux hommes en juin 1944, Boulez, alors âgé de dix-neuf ans, y est admis à l’unanimité pour la rentrée 1944-1945. Conscient du réel talent et potentiel de son jeune disciple, Messiaen n’hésite pas à inviter Boulez à suivre ses cours privés d’analyse et de composition qu’il ne réservait alors qu’à l’élite de ses élèves. Face à cette « personnalité dévorante », Messiaen comprit très vite que Boulez faisait figure d’exception dans le paysage musical français et ne tarderait pas à se réaliser en tant que tel. Dans ses Permanences, il admet volontiers : « C’est Pierre Boulez qui fut le plus marqué par mes recherches rythmiques… mais enfin, il est tout de même mon héritier. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’il nous a tous dépassés ». Cependant, les chemins des deux hommes se séparent rapidement.

Boulez, brillant élève, se tourne vers un langage dodécaphonique sous l’égide de René Leibowitz et délaisse peu à peu les cours privés de son ancien Maître. Déçu de son nouvel enseignement quelque peu ésotérique, il analyse et revient en 1958 sur les raisons de son désenchantement : « Echanger Messiaen contre Leibowitz, c’était échanger la spontanéité créatrice, combinée avec la recherche incessante de nouveaux modes d’expression contre le manque total d’inspiration et la menace d’un académisme sclérosant ». La réconciliation entre les deux hommes ne se fera pas attendre. C’est tout d’abord à travers ses nombreux écrits que Boulez reconnaît le considérable apport de la musique d’Olivier Messiaen en ce qui concerne « la création de modes de durée où la rythmique prend une valeur fonctionnelle ». Ensuite, la création de ses Structures pour deux pianos, le 4 mai 1952, par Olivier Messiaen et Pierre Boulez laisse transparaître une complicité évidente entre les deux hommes. Enfin, c’est à Munich, le 29 mars 1962, que Boulez inscrit pour la première fois une oeuvre de Messiaen au programme d’un de ses concerts, Chronochromie. Oeuvre qu’il défendait justement en ouverture du concert du 12 avril dernier à l’Opéra Bastille.

Un hommage vibrant rendu au Maître

De retour de Vienne pour une série de concerts célébrant ses 85 ans, quel regard porte aujourd’hui Boulez sur la modernité de son ancien maître ? Cette question inévitable semblait être dans tous les esprits des spectateurs présents ce soir là, avant même le début de la représentation.

Le concert s’ouvrait avec Chronochromie pour grand orchestre symphonique. Commandée en 1959 par Heinrich Strobel à l’occasion du festival de Donaueschingen, cette oeuvre monumentale est celle d’un homme en quête de liberté temporelle. Lors de sa création, le 16 octobre 1960, par l’orchestre du Südwestfunk Baden-Baden placé sous la direction de Hans Rosbaud, Chronochromie fut largement décriée par ses détracteurs. D’une durée approximative de vingt-quatre minutes, la partition repose sur un double matériau sonore et temporel. Ce dernier utilise trente-deux durées différentes, traitées en interversions symétriques et donnant lieu à des permutations complexes superposées trois par trois. Le matériau sonore est établi à partir de la transcription musicale de phénomènes naturels tels que des chants d’oiseaux de France, de Suède, du Japon et du Mexique mais également des « bruits d’eau » provenant des Alpes (cascades et torrents de montagne). Les subtils mélanges des sons et des timbres magnifient ainsi le découpage temporel. La couleur alors au service du temps, le titre Chronochromie (du grec Kronos : temps, et Krôma : couleur) prend son sens.
L’oeuvre est construite en sept mouvements de la même manière qu’étaient organisés les choeurs de la Grèce antique : Strophe, Antistrophe et Epode. Dans le cas de Messiaen, strophe et antistrophe sont dédoublées et l’ensemble ponctué par une Introduction et une Coda. Le choix de l’Orchestre national de l’Opéra de Paris pour cette soirée n’est pas le fruit du hasard. Les nombreux enregistrements et réalisations symphoniques, lyriques et chorégraphiques auxquels Boulez fut associé au côté de l’Orchestre de l’Opéra ont permis d’établir une relation durable et de confiance réciproque entre chef et musiciens. L’arrivée et le placement de ceux-ci sur scène permettent de rendre compte de tout l’arsenal nécessaire à la représentation de Chronochromie. Outre les pupitres de cordes et de vents habituels, la nomenclature instrumentale requiert un important dispositif d’éléments percussifs : glockenspiel à clavier, xylophone, marimba, un jeu de vingt-cinq cloches-tubes, trois gongs de hauteurs différentes, de nombreuses cymbales, etc. L’introduction fait entendre de nombreux effets de timbres parfaitement rendus par l’Orchestre national de l’Opéra de Paris. Dans la masse orchestrale, il demeure en effet aisé de percevoir les chants constamment renouvelés de deux oiseaux caractéristiques du Japon ; le Kibitaki (ou Gobemouche narcisse) et l’Uguisu (ou Bouscarle du Japon) et des cris puissants du Pygargue suédois. La redoutable précision de la battue de Pierre Boulez confère à la lecture de cette oeuvre une rigueur implacable. Ce dernier semble éviter à tout prix le superflu pour n’aller qu’à l’essentiel : c’est l’économie du geste au service de l’efficacité. Ainsi portés par une direction infaillible, les musiciens solistes de l’orchestre de l’Opéra national de Paris expriment toute l’étendue de leur talent au fil des mouvements : les clarinettes, les flûtes, les hautbois, les bassons et les cors flattent les chants respectifs de la Rousserolle verderolle, de la Fauvette et de l’Hypolaïs ictérine. Les percussions ne sont pas en reste, le travail des sept instrumentistes de l’orchestre de l’Opéra est absolument remarquable. Leur implication, leur rapidité de réaction mais également la lucidité de leur vigilance exaltent l’entreprise de Messiaen.

Après avoir fait preuve d’un certain manque d’homogénéité et d’engagement, le pupitre des cordes semble se ressaisir lors du mouvement final de l’Epode. Ecrit pour dix-huit cordes soli (6 premiers violons, 6 seconds violons, 4 altos, 2 violoncelles) aux entrées successives, ce contrepoint dure près de dix minutes. L’auteur y abandonne ses permutations de durées et se concentre tout particulièrement sur la représentation sonore des chants d’oiseaux de France au lever du soleil. On y entend des merles noirs, des fauvettes, des loriots, des chardonnerets, des pinsons, un rossignol, une linotte, etc. Ce passage particulièrement ardu pour les instrumentistes solistes fut l’objet de vives critiques lors de sa création et déboucha sur la question suivante : Peut-on considérer des chants d’oiseaux, dénués de leur contexte naturel, comme l’expression d’une oeuvre musicale? Sans détrôner l’enregistrement de référence paru chez Deutsche Grammophon aux côtés de l’Orchestre de Cleveland, Boulez parvient toutefois à rester fidèle à la tradition et à la pensée créatrice d’unlangage qu’il maîtrise à la perfection.

Après des applaudissements généreux, les cordes se retirent de la scène pour ne laisser apparaître que les bois et les percussions métalliques (trois jeux de cencerros, un jeu de cloches-tubes, six gongs, trois tam-tams). Commandé par André Malraux pour la célébration des victimes des deux guerres mondiales, Et exspecto resurrectionem mortuorum (Et j’attends la Résurrection des morts) fut composé et orchestré en 1964. Cette oeuvre fut tout d’abord créée lors d’une audition privée le 7 mai 1965 à la Sainte-Chapelle à Paris puis ensuite présentée au public le 20 juin 1965 en la cathédrale Notre-Dame de Chartres, sous la direction de Serge Baudo. S’inspirant des écrits de Saint-Thomas d’Aquin et de la grandeur des Hautes-Alpes qui l’entouraient lors de sa composition, Messiaen recommande l’exécution de son euvre dans de vastes espaces : églises, cathédrales ou en plein air. Certes volumineux, l’Opéra Bastille n’offre guère qu’une résonance limitée des sons et ne permet pas la réverbération caractéristique des édifices religieux. Force est de constater que l’interprétation offerte au public parisien n’en fut pas pour le moins altérée. D’une durée de trente-cinq minutes environ, l’oeuvre peut se scinder en cinq parties distinctes. Elle débute avec l’imploration du Seigneur confiée aux cuivres graves depuis les profondeurs de l’abîme puis par la parole du Fils de Dieu évoquée par les bois. Ensuite, la complexité sonore personnifie le moment solennel de la résurrection symbolisée par des percussions. Enfin, les silences et les respirations font partie intégrante de la musique et entretiennent la charge émotionnelle du discours musical. La lecture de cette pièce proposée le 12 avril dernier à l’Opéra Bastille fut sublime. La reconnaissance perceptible de Boulez pour ses musiciens et l’accueil chaleureux du public témoignent de ce moment d’exception.

L’entracte achevé, la deuxième partie du concert peut alors s’amorcer. Sous les applaudissements bienveillants du public, apparaît alors Boulez accompagné de la jeune et talentueuse soprano allemande, Mélanie Diener. Poèmes pour Mi est composé pour soprano et orchestre entre 1936 et 1937. L’oeuvre fut créée le 4 juin 1937 à Paris à la Salle Gaveau par l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire et la regrettée soprano Marcelle Bunlet sous la direction de Roger Désormière. Le poème écrit par Messiaen lui-même, dans la lignée de Pierre Reverdy, s’inspire des écrits de Saint Paul, de l’Evangile et de divers Psaumes. De plus, il ne faut pas voir sous le vocable « Mi » la manifestation de la note de musique du même nom mais bel et bien un diminutif affectif rattaché à sa première épouse, Claire Delbos, dédicataire de la pièce. Bien que toujours inspiré par les manifestations de mère Nature, Messiaen adopte dans Poèmes pour Mi un langage poétique saisissant emprunt d’un grand lyrisme. Il n’en oublie cependant pas les éléments envoûtants de la métrique grecque antique et de la rythmique hindoue. Mélanie Diener qui a fait ses débuts scéniques il y a déjà maintenant une dizaine d’années au Festival de Garsington, semble disposer désormais d’une assurance incontestable pour aborder une oeuvre de ce type. Sa justesse et sa finesse d’interprétation ainsi que son jeu scénique ont littéralement transcendé l’oeuvre. Douée d’une grâce sans précédent, Mélanie Diener dévoile avec bonheur toute l’étendue de son talent à travers une théâtralité exempte d’extravagance. L’ovation réservée aux artistes à l’issue du concert est à la hauteur du travail remarquable accompli et est le reflet d’une reconnaissance grandissante que porte aujourd’hui le public parisien envers le génie de Messiaen. Boulez, figure musicale incontestable de la seconde moitié du XXe siècle, semble porter un regard lucide et éclairé sur la modernité de son Maître qu’il qualifie en ces termes : « A vrai dire, la ˝modernité˝ de Messiaen ne m’a jamais vraiment posé problème ; elle m’a accompagné tout au long de mon existence musicale. J’en ai d’abord subi le choc, j’en ai appris beaucoup de leçons, j’y ai trouvé nombre de modèles, suscitant en moi une réflexion soutenue. Je m’en suis rapproché, j’ai dialogué avec elle, puis je m’en suis éloigné pour la regarder finalement comme une trajectoire prise dans l’immobilité de l’histoire. »


Paris
. Opéra Bastille, 12 avril 2010. Concert Pierre Boulez joue Messiaen. Chronochromie, Et exspecto resurrectionem mortuorum, Poèmes pour Mi. Orchestre de l’Opéra National de Paris. Pierre Boulez, direction. Mélanie Diener, soprano.

Compte rendu rédigé par Romain Lapeyre. Mis en ligne par Adrien de Vries.

Illustrations: Pierre Boulez, Olivier Messiaen (DR)

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