New York, MET. Tchaikovski : Anna Netrebko chante Iolanta. Qu’on le veuille ou non, le marketing des stars d’aujourd’hui est remarquablement planifié : au moment où DG publie en cd sa Iolanta captée sur le vif en 2014, Anna Netrebko reprend le rôle sur les planches new yorkaises en janvier et février (avec une retransmisision dans les salles de cinéma annoncée le 14 février 2015)… Remarquable incarnation pour la diva qui ne cesse de remporter ses nouveaux paris sur la scène lyrique… Pour la saison 1891-1892, les Théâtres Impériaux commandent 2 nouvelles œuvres à Tchaïkovski : un opéra, qui est son 10ème et dernier ouvrage lyrique, Iolanta et le légendaire ballet, Casse-Noisette. Les deux partitions portant la marque du dernier Tchaïkovski : un sentiment irrépressiblement tragique s’accompagne d’une orchestration particulièrement raffinée. Iolanta mêle histoire et féerie : le compositeur aborde comme un conte de fée l’histoire médiévale française (à la Cour du Roi René de Provence) où Iolanta est une princesse aveugle qui apprend l’amour.
De l’enfance à l’âge adulte : une renaissance
L’héroïne réalise sa propre émancipation en osant se détacher symboliquement du père (qui la tient enfermée et entretient sa cécité). L’action suit la lente renaissance d’une âme qui découvre enfin la vraie vie ; c’est à dire comment elle réussit son passage de l’enfance à la maturité d’une adulte. De fille séquestrée, infantilisée, elle devient femme désirable et conquise… A la suite de Tatiana d’Eugène Onéguine, Iolanta doit d’abord prendre conscience de sa cécité avant de trouver son identité, diriger son destin, devenir elle-même. La qualité et la richesse des mélodies qui se succèdent intensifient le drame, conçu en un seul acte sur le livret du frère de Piotr Illiych, Modeste. L’ouverture et la mise en avant des instruments à vents (chant plaintif et vénéneux, presque énigmatique du hautbois et du cor anglais, accompagné par les bassons et les cors…), cette aspiration échevelée aux couleurs et résonances de l’étrange réalisant une immersion dans un monde féerique et fantastique mais intensément psychologique (l’ouverture a été très critiquée par Rimsky), la figure du docteur maure Ebn Hakia (baryton), rare incursion d’un orientalisme concédé (beaucoup plus flamboyant chez les autres compositeurs russes comme Rimsky), la concentration de la musique sur la vie intérieure des protagonistes, l’absence des chœurs, tout l’itinéraire de la jeune fille aux résonances psychanalytiques, des ténèbres à l’éblouissement positif final-, fondent l’originalité du dernier opéra de Tchaïkovski : comme l’expérience d’un passage, de l’enfance aveugle à l’âge adulte (pleinement conscient), Iolanta est un huis clos où s’exprime le mouvement de la psyché d’une jeune femme à l’esprit ardent, tenue (par son père le roi René) à l’écart du monde.
Après la mort de Tchaïkovski (1893), Mahler assure la création allemande de Iolanta (Hambourg). L’oeuvre plus applaudie que Casse Noisette à sa création russe (Saint-Pétersbourg en 1892), traverse l’oublie jusqu’en 1940 quand la cantatrice russe Galina Vichnievskaïa, affirme et la figure captivante du personnage d’Iolanta, et la magie symphonique d’un opéra à redécouvrir. Car tout Tchaïkovski et le meilleur de son inspiration se concentrent dans Iolanta, véritable miniature psychologique. Et fait rare chez le compositeur de la Symphonie « tragique », le drame se finit bien.
L’INTRIGUE de Iolanta. L’Opéra Iolanta est en un acte et 9 tableaux. Alors que le Roi René tient à l’écart du monde, sa propre fille Iolanta, aveugle, absente à sa propre infirmité, le médecin maure Ebn Hakia (baryton) annonce que la jeune princesse doit prendre conscience de son handicap pour s’en détacher et peut-être en guérir…le Roi trop possessif demeure indécis mais le comte Vaudémont (ténor), tombé amoureux de Iolanta, lui apprend la lumière et l’amour : Iolanta, consciente désormais de ce qu’elle est, peut découvrir le monde et vivre sa vie. La jeune femme tenue cloîtrée, fait l’expérience de la maturité : en se détachant du joug paternel, elle s’émancipe enfin.
synopsis de l’acte acte unique
1. Dans le verger du Palais où elle est tenue à l’écart du monde et des hommes, la fille du Roi René,Iolanta, se désespère s’interroge : sa nourrice Martha dissimule une terrible vérité : elle est aveugle mais ne doit pas comprendre la nature de son handicap. Pourtant Iolanta a le sentiment que pour vivre il faut souffrir. Ses compagnes lui chantent une berceuse pour la rassurer.
2. Survient le Roi René et le médecin maure Ebn Hakia : son diagnostic est clair : pour que Iolanta dépasse sa cécité, il faut qu’elle en prenne conscience afin de vouloir en guérir. Le Roi, coupable, hésite.
3. Le duc Robert de Bourgogne et le chevalier Vaudémont arrivent dans le parc du Palais. Vaudémont tombe immédiatement amoureux de la princesse Iolanta quand il la voit. Il lui demande par deux fois une rose rouge mais elle lui tend une rose blanche…il comprend qu’elle est aveugle. Vaudémont parle alors à Iolanta de lumière et l’invite à découvrir le monde à ses côtés…
4. Pour stimuler sa fille sur la voie de la guérison, le Roi René annonce qu’il exécutera Vaudémont si le traitement du médecin Ebn Hakia échoue. Iolanta, pour sauver son fiancé, se déclare prête à tout : elle suit le docteur maure.
5. Quand Ebn Hakia ôte la bandeau qui protégeait les yeux de Iolanta, la princesse peut désormais voir toutes les merveilles du monde et vivre son amour. Le Roi bénit l’union de Iolanta et de Vaudémont : tous chantent la gloire divine qui a permis un tel prodige.
La Iolanta d’Anna Netrebko
scène, cinéma, cd
Anna Netrebko chante en janvier 2015, Iolanta de Tchaikovski sur les planches du Metropolitan Opera de New York : 26, 29 janvier puis 3,7,10,14,18, 21 février 2015, 20h. Sous la direction de avec Piotr Beczala (Vaudémont)… Oeuvre couplée avec Le Chateau de Barbe Bleue de Bartok (avec Nadja Michael). Les deux opéras sont mis en scène par Mariusz Trelinski, sous la direction musicale de Valery Gergiev.
CINEMA. Iolanta et Le Château de Barbe-Bleue. Retransmission dans les salles de cinéma, le 14 février 2015, en direct du Metropolitan Opera de New York
Anna Netrebko reprend le rôle d’Iolanta à l’Opéra de Monte-Carlo, en version de concert, dimanche 21 juin 2015, 11h, également sous la direction d’Emmanuel Villaume. LIRE la critique complète de l’opéra Iolanta par Anna Netrebko ci dessous.
CD. Simultanément à ses représentations new yorkaises (janvier et février 2015), Deutsche Grammophon publie l’opéra où rayonne le timbre embrasé, charnel et angélique d’Anna Netrebko, assurément avantagée par une langue qu’elle parle depuis l’enfance. Nuances, richesse dynamique, finesse de l’articulation, intonation juste et intérieure, celle d’une jeune âme ardente et implorante, pourtant pleine de détermination et passionnée, la diva austro-russe marque évidement l’interprétation du rôle de Iolanta : elle exprime chaque facette psychologique d’un personnage d’une constante sensibilité. De quoi favoriser la nouvelle estimation d’un opéra, le dernier de Tchaïkovski, trop rarement joué. En jouant sur l’imbrication très raffinée de la voix de la soliste et des instruments surtout bois et vents (clarinette, hautbois, basson) et vents (cors), Tchaïkovski excelle dans l’expression profondes des aspirations secrètes d’une âme sensible, fragile, déterminée : un profil d’héroïne idéal, qui répond totalement au caractère radical du compositeur. Toute la musique de Tchaïkovski (52 ans) exprime la volonté de se défaire d’un secret, de rompre une malédiction… La voix corsée, intensément colorée de la soprano, la richesse de ses harmoniques offrent l’épaisseur au rôle-titre, ses aspirations désirantes : un personnage conçu pour elle. Voilà qui renoue avec la réussite pleine et entière de ses récentes prises de rôles verdiennes (Leonora du trouvère, Lady Macbeth) et fait oublier son erreur straussienne (Quatre derniers lieder de Richard Strauss).
Saluons dans cette lecture captée en direct en version de concert, l’aimantation progressive des deux âmes qui se rencontrent (Iolanta / Vaudémont), se reconnaissent, se parlent sans mensonge : romance d’Iolanta (cd1 plage 15) à laquelle succède en un entrelac flamboyant, la réponse amoureuse, comme envoûté de Vaudémont prêt à la sauver d’elle même (surtout du joug paternel qui l’enferme). Cordes et harpes affirment le vœu et le serment qui les unissent désormais. En un duo qui s’avérait impossible dans le déroulement d’Eugène Onéguine, malgré la confession courageuse (dans sa lettre enflammée) de Tatiana, ici triomphent à l’inverse, deux amours retrouvés, deux énergies qui s’exaltent l’une l’autre en un chant double triomphant d’une ivresse éperdue. Quand on sait le poison et le poids du secret comme de la malédiction si tenace dans les autres ouvrages de Piotr Illiytch, le déroulement dramatique de Iolanta fait exception : la jeune femme réussit sa traversée, son rite, son passage symbolique, des ténèbres infantiles à la maturité lumineuse.
Côté orchestre, rien à dire au travail d’Emmanuel Villaume : le superbe prélude où rayonne le lugubre échevelé des bois protagonistes étonnament cuivrés : cor anglais, hautbois, bassons en une ronde mordante et inquiétantes, propre au TchaIkovski le mieux efficace dramatiquement, s’impose. Puis c’est l’éblouissement, la métamorphose comme dans Thaïs de Massenet, à l’identique du sens de la fameuse Méditation pour le violon solo, ici la harpe et les cordes disent soudainement l’enchantement après la vision recouvrée de l’héroïne. L’enfant aveugle et cloîtré est devenu femme amoureuse, désirante et curieuse. C’est dépouillé et intense à la fois, soulignant comme une scène théâtrale le relief incandescent du verbe : la jeune femme aveugle, ardente et curieuse exprime un désir et une langueur indéfinissable. Le velours du timbre d’Anna Netrebko éblouit dès le début : ce rôle lui va comme un gant. Le chant n’est pas que sensuel et halluciné : il exprime une personnalité que Tchaikovski a ciselé comme sa Tatiana d’Eugène Onéguine. Mais à la différence de Tatiana qui demeure toujours dans la frustration et le contrôle absolu, Iolanta offre une course différente, la figure d’un dévoilement progressif, un accomplissement de nature miraculeuse. Netrebko incarne chaque facette de la personnalité de Iolanta avec une sensibilité irrésistible.
L’interprétation de la diva convainc de bout en bout… D’abord dans le tableau féminin, d’ouverture, celui de Iolanta et de sa suite : la langueur démunie, rêveuse mais insatisfaite d’âmes cloîtrées se précise. Puis, introduit par une fanfare de cor noble vagement cynégétique, paraissent les hommes ; ainsi s’accomplit la rencontre de Iolanta avec celui qui va la sauver Vaudémont (Sergey Skorokhodov), grâce auquel la princesse aveugle osant affronter le risque et l’inconnu, se défait seule de l’aveuglement qui la contraint depuis sa naissance… Le rôle du médecin est lui aussi parfaitement tenu. Aucune faute de distribution en général sauf pour la basse Vitalij Kowaljow qui fait un Roi René un rien droit, placide et épais sans guère de trouble… quand le reste de la distribution exprime l’exaltation de chaque tempérament brossé par Tchaikovski. Le nerf de l’orchestre, une Netrebko plus ardente et féminine que jamais font la réussite de cette superbe lecture du dernier opus lyrique de Tchaikovsky.
CD, compte rendu critique. Tchaikovsky : Iolanta. Anna Netrebko, Sergey Skorokhodov, Alexey Markov, Vitalij Kowaljow. Slovenian Chamber Choir, Slovenian Philharmonic Orchestra. Emmanuel Villaume, direction. 2 cd DG Deutsche Grammophon
0289 479 3969 6. Enregistrement. Le disque est publié le 27 janvier 2015.