Livres, roman, compte rendu critique. Christophe Bigot : Les premiers de leur siècle (Éditions de La Martinière). Roman historique dont l’écriture inspirée d’une très fine éloquence restitue l’intimité des artistes romantiques français et européens (Liszt) telle qu’elle a pu se réaliser en particulier à Rome à l’époque où le « grand homme » : entendez Monsieur Ingres, était le directeur de la Villa Medicis (1835-1840).
Le couple Liszt Marie d’Agoult vu par Henri Lehmann
Rome, dans le salon de Monsieur Ingres
Le témoin privilégié de leur quotidien demeure ici le peintre Henri Lehmann (1814-1882) dont le sens de la ligne, la virtuosité du dessin lui permettent de devenir le disciple préféré d’Ingres, au sein de l’atelier qui compte aussi Amaury Duval son aîné, surtout Chassériau, assez infect et discourtois malgré son absolu talent. Dans la proximité du couple Marie d’Agoult et Franz Liszt de passage à Rome après leur périple suisse, « Clear placid » (Lehmann), ainsi que la Comtesse d’Agoult a surnommé le héros narrateur, se passionne à la vue de ce couple légendaire : elle, médisante et arrogante mais fine et intelligente, lui pianiste flamboyant d’une captivante beauté : son récital Beethoven improvisé, alors qu’ils sont les invités de monsieur Ingres dans le salon de musique de la Villa Medicis est l’une des séquences captivantes du texte (chapitre X). De cette période heureuse et stimulante pour chacun où les artistes sociabilisent dans des échanges productifs mêlés d’affection, Lehmann reçoit naturellement la commande du fameux portrait de Franz Liszt (1839) : icône du romantisme le plus sensible, figuration de l’humain et du divin, le tableau qui en résulte représente la fierté virile d’un pianiste adolescent, adulé : nouvel Adonis des salles de concerts, d’une sobre mise comme les meilleurs portraits de son maître Ingres (robe noire sur fond vert). La lumière y accroche le visage tendre et déterminé, comme les doigts de la main gauche, instruments du tempérament prométhéen.
Lehmann ne fait pas que peindre son ami admiré (comme il le fera de Gounod en une tête sublimement dessinée de profil) : il devient un proche, et le parrain tuteur du jeune fils né du couple Liszt/d’Agoult : Daniel (au destin tragique).
Les relations amicales, les détestations courtoises et intelligemment entretenues (d’Agoult / Sand), les jalousies, les espérances, la triste réalité destructrice (fin des amours entre la Comtesse et le Pianiste) vécues par le protagoniste animent un tableau historique dont la sensation du familier et de la vérité titille en permanence la curiosité du lecteur. On savait Liszt, être exceptionnel : par le regard du jeune peintre Henri Lehmann, son visage nous est dépeint avec une acuité renouvelée. L’évocation ciselée fait vivre chaque personnage historique tout en cédant au défaitisme le plus sage, signe d’une intelligence qui a vécu : les exaltations romaines se délitent bientôt et le revers de la vie, entre déception, aigreur, amertume, tristesse, sacrifice, solitude et nostalgie, prend peu à peu le dessus. Car Lehmann a toujours aimé Marie d’Agoult, c’est son secret au point, devenant son homme à tout faire, de lui sacrifier son accomplissement de peintre… c’est l’option la plus romanesque du livre.
Sainte-Beuve, Delacroix croisent aussi l’itinéraire du peintre très en vogue à Paris : il décore nombre de monuments officiels parisiens (Palais du Luxembourg actuel Sénat, salle du trône ; chapelle des jeunes aveugles, actuel INJA…) et devient même membre de l’Institut en 1864. Dans son atelier se forme néanmoins Georges Seurat (comme Rouault avait suivi l’enseignement de Gustave Moreau). Au terme de sa très convenable carrière comme tenant de la tradition classique telle que défendue par Ingres (et donc admirée par Delacroix), Henri Lehmann prend cependant en fin de texte, la posture d’un auteur dépassé par les soubresauts violents d’un siècle devenu barbare et raciste, où la culture et l’éducation ayant été sacrifiées inexorablement, ne peuvent plus maintenir l’équilibre d’une société plus apaisée. Un parallèle avec la France de ce début 2015 ?
Roman historique certes mais surtout mémoires recomposées au diapason d’une sensibilité attachante qui avait un goût pour le sacrifice. Henri Lehmann portraitiste des « premiers de leur siècle », dont Liszt, Chopin, Gounod… méritait bien ce roman historique en forme de mémoire. Passionnant.
Livres, roman. Christophe Bigot : Les premiers de leur siècle (Éditions de La Martinière). 130 x 205 mm – 416 pages. Parution : janvier 2015 – 9782732470092. 20.90 €