Joseph Haydn,
La Création, 1798
Janvier 2008, l’oratorio le plus célèbre et le plus estimé de Haydn, et pour cause, est l’objet de deux parutions discographiques, l’une sous la direction de Paul McCreesh pour le label Archiv, l’autre, sous la baguette de William Christie chez Virgin classics.
Que penser de ces deux nouvelles versions, chacune classable aux rayonnages des lectures sur instruments d’époques, portée par deux chefs reconnus pour l’exigence de leur approche musicale ?
Création Bilingue
Au final, elles sont d’autant plus opportunes que, complémentaires, les deux visions se montrent finalement différentes, chacune dans sa langue, l’anglais chez McCreesh ; l’allemand pour Christie.
Lubie de chefs ? Pas vraiment car les deux options sont tout autant philologiques, légitimées de la même façon en vertu de l’édition originale de 1799/1800 qui à défaut du manuscrit autographe, non retrouvé, mentionne dans ses pages, et le texte en allemand et l’anglais. Si Haydn avait demandé une traduction en allemand d’un livret originellement en anglais, le succès de l’œuvre après sa première Viennoise en avril 1798, fut immédiat, traversant aussitôt les frontières. L’usage imposant que le pays d’origine adapte le livret dans sa propre langue. Mais l’anglais est d’autant moins « étranger » à l’histoire de l’œuvre et à sa genèse véritable que Hadyn a vraisemblablement recherché, tout au moins inconsciemment défendu, au moment de la composition de « La Création », une filiation anglaise jusqu’à Haendel. Le compositeur viennois resta frappé par les concerts donnés lors de ses séjours à Londres, du Messie, d’Israël en Egypte ou encore de Zadock The Priest, au Festival Handel à l’abbaye de Westminster. C’est même Londres, entre 1791 et 1795 qui célèbre le compositeur et lui assure une stature internationale. Celui qui composa symphonies et quatuors, sonates pour piano et trios… devenant du vivant même de Mozart, et après la mort de ce dernier, l’un des compositeurs européens les plus estimés, souhaita toujours écrire un opéra qui dépasse tous les précédents. Or dans le registre lyrique, l’oratorio, sur les traces du génial Haendel, convenait davantage à son écriture et à son goût.
Couleur londonienne
A cela, ajoutons que de Londres, Haydn emporte un texte sur la Création que lui remit Salomon. Le texte puise aux mêmes sources que Milton et son Paradis perdu, que Haendel à son époque adapta pour son oratorio encore trop méconnu, L’allegro, Il penseroso, ed il moderato… Voilà qui souligne l’importance de l’origine anglaise de la Création de Haydn. Cette couleur londonienne, reflet d’un séjour si important dans la carrière du musicien, forme ainsi un second plan à la fois social, culturel et musical, essentiel.
Précision de Christie, souffle de McCreesh
La partition de Haydn offre tous les aspects de l’écriture musicale, symphonique, chorale, lyrique, en particulier au début de l’œuvre, avec l’évocation du Chaos originel, défi pour l’orchestre par ses figuralismes, mais aussi sa portée abstraite… Le souffle de Paul McCreesh s’impose dès l’ouverture et la puissante expression du chaos : pupitres exaltés, électrisés, relief des bois, déflagrations des percussions, c’est un monument musical qui surgit du vide, l’émergence d’une énergie cosmique à couper le souffle, l’affirmation d’une pensée, tournée vers la lumière, initiée par un dieu omnipotent, créateur, pacificateur, porteur de beauté, d’harmonie, d’équilibre, de miracle… Petite ombre au tableau: tout ardent et tendre soit-il, l’Uriel de Mark Padmore n’atteint pas les fulgurances vocales de Toby Spence, dans la version Christie : haendélien de la première heure, mais qui parle allemand ici, dont l’engagement paraît plus naturel et saisissant, palpitant et vivant que son confrère britannique. C’est presque comme si Padmore paraissait maniéré, d’une affectation hors sujet, son vibrato travaillé et posé comme devant le chevalet du peintre. Si l’on place d’emblée, la comparaison entre les deux ténors, c’est qu’au demeurant, Toby Spence, par sa déclamation et sa projection vivante du texte, reste l’atout principal de la version Christie.
Deux lectures complémentaires
Justement Les Arts Florissanrts sont d’un fini, d’un détail inouï, entre bois et cordes, (second air de Raphaël : écoutez ce qui se passe à l’orchestre à l’évocation de la houle des « vagues écumantes », du relief surgissant, des collines, des rochers et des montagnes, précédent la vision de la paisible vallée)… Et pourtant en comparaison, McCreesh semble plus distancié, d’une hauteur de vue synthétique, totalement solaire. Porté par la langue d’adoption de Haendel, McCreesh se place en héritier de la grandeur, du sublime, critères proprement anglais dans la célébration des oratorios haendéliens. Et cela aussi, le chœur du Gabrieli consort nous paraît nettement supérieur, dans l’exaltation et la jubilation que suscite la contemplation des miracles produits par le dieu créateur…. Ajoutons aussi le timbre spécifique de Sandrine Piau dont le Gabriel exprime idéalement ce sentiment d’émerveillement éperdu, de tendresse épanouie, de candeur ardente…
Dans le fameux air admiratif de Raphael qui loue les réalisations miraculeuses de Dieu, à la fin de la première partie, le timbre un peu court de Dietrich Henschel montre ses limites, tandis que Neal Davies porté par un orchestre à l’échelle cosmique, fait entendre le souffle créateur qui s’apprête bientôt au sommet de son œuvre, à engendrer la créature humaine… et quand Mark Padmore, décidément maniérié, prend ensuite la parole, son évocation de l’origine humaine, n’a pas le mordant ni l’arête palpitante et émue de son « rival », Toby Spence… Nous le voyons bien, chacune des lectures apporte ses arguments qui compensent ses petites faiblesses…
Dans le deuxième duo Eve/Adam : célébration à deux voix de l’union conjugale, « Holde Gattin, dir zur Seite », qui en anglais devient « Graceful consort ! At thy side », l’effusion de deux âmes égales qu’inspire le sentiment d’un pur amour, redouble de contrastes chez Christie : orchestre d’une vitalité fouillée, avec une palette nous l’avons dit, époustouflante dans la définition des timbres (bassons, hautbois, flûtes et cordes) : la science du détail et de la sensibilité affûtée sont indiscutables. Le couple Karthausen/Werba reste lui aussi éblouissant même si le baryton paraît parfois prosaïque et carré… Mais Sophie Karthausen montre une humanité digne assez confondante qui dévoile sa capacité aujourd’hui à chanter la Comtesse des Noces mozartiennes…
Paul McCreesh met en avant le pianoforte au sein de la parure instrumentale, tout en défendant une vision là encore synthétique, qui tout en étant tout autant fouillée, reste organisée par une « vision ». D’ailleurs, ses deux solistes sont animés par une couleur plus homogène, bercés par la tendresse et la fusion caressante. L’écoute comparative révèle les singularités des deux lectures sans les départager véritablement, bien que, pour cet air spécifiquement, la palpitation des solistes et l’orchestre traversé par la même jubilation nous paraissent réellement plus vivants que la version Christie. Peter Harvey et Mia Persson semblent mieux vivre et vibrer à l’unisson ce texte qui pourrait être chanté à tous les mariages comme serment de fidélité et d’amour. Nous avons plus de mal à croire au couple formé par leurs compétiteurs, en dépit de la beauté de leur timbre respectif : Werba et Karthauser chantent comme s’ils étaient en récital, en rien guindés, en représentation. Dans ces nuances de registre, le couple Harvey/Persson popularise quant Werba/Karthausen se distingue par leur posture aristocratique : ce qui différencie chez Mozart, Papageno/Papagena de La Flûte, du Comte et de la Comtesse des Noces : chacun choisira selon sa sensibilité et sa conception de l’œuvre et du texte.
Parlons des chœurs, si les Arts Florissants ne manquent pas de théâtralité ni d’articulation, les Gabrieli Consort, auxquels se joignent le choeur de chambre Chetham’s, expriment une ferveur collective à couper le souffle. Dramatiques, ils sont surtout habités par le sentiment de jubilation spirituelle.
Voici donc deux versions majeures, difficiles à départager : articulation, inspiration, finesse et relief instrumental, mordant de la palette des couleurs, allant et architecture chez l’un comme chez l’autre, se valent. Les disparités apparaissent davantage dans le choix des solistes et la couleur générale qui les porte d’un bout à l’autre. Christie recherche constamment les oppositions de couleurs et les contrastes, la théâtralité, d’autant qu’en allemand le texte sonne plus âpre, le détail des timbres, crée une activité organique continue du flux musical… McCreesh prend davantage de hauteur, tire vers la lumière et le grandiose, en cela il se montre parfaitement anglais, et d’une certaine façon, haendélien. « Couleur » et filiation si importante pour mieux comprendre le chef-d’œuvre de Joseph Haydn. Synthétique, aux options orchestrales qui nous semblent souvent au-dessus de son confrère, sur le registre de la profondeur poétique, McCreesh suit son idée et bien souvent, la proximité mozartienne de Hadyn, une semblable vérité humaine, baignée de tendresse et d’amour, s’est révélée à maints endroits dans sa lecture : écoutez à ce titre, le début du cd2, le prélude instrumental de la Troisième Partie, le récitatif d’Uriel, puis le chant du couple Eve/Adam. Dommage ici que le vibrato de Mark Padmore amoindrit quelque peu ce tableau enchanteur. Car Christie possède des « armes » redoutables dont nous avons loué l’efficacité s’agissant de l’inoubliable Uriel de Toby Spence.
Pour conclure, nous voici en présence de deux versions nécessaires, l’une comme l’autre, bouleversantes. Deux approches superlatives, d’autant plus complémentaires qu’elles révèlent la cohérence du génie musical de Haydn, dans son identité bilingue, en anglais ou en allemand. Le lecteur attentif aura probablement déduit de notre analyse, une légère préférence pour la version de McCreesh, plus embrasée, vertigineuse voire hallucinée, à l’orchestre, au choeur, chez les solistes, excepté Mark Padmore dont le maniérisme est souvent hors sujet. De son côté, Christie détaille, cisèle, orfèvre mais sa tenue nerveuse et précise reste plutôt dramatique et théâtrale, voire souvent dansante, jamais véritablement traversée et portée par l’éclat de la jubilation collective.
Non obstant, voici deux très grands crus, à posséder l’un et l’autre, … pour mieux vous perdre dans le jeu troublant des comparaisons et mesurer si cela est réellement possible la perfection et la richesse poétique de La Création, une partition dont l’écriture est à la mesure de son sujet.
Joseph Haydn (1732-1809): La Création, oratorio Hob. XXI:2 (1798-1799)
« The Creation » (chanté en anglais): Sandrine Piau (Gabriel), Mark Padmore (Uriel), Neal Davies (Raphaël), Peter Harvey (Adam), Miah Persson (Eve), Chetham’s Chamber Choir, Gabrieli Consort and Players. Paul McCreesh, direction
« Die Shöpfung » (chanté en allemand): Genia Kühmeier (Gabriel),Toby Spencer (Uriel), Dietric Henschel (Raphaël), Sophie Karthäuser (Eva), Markus Werba (Adam), Les Arts Florissants. William Christie, direction.
Crédit photographique: Toby Spence (DR)