Le piano de Franz Schubert
Du 30 janvier au 3 février 2008, la Folle Journée Nantaise dévoile l’applomb singulier de Franz Schubert, « dans tous ses états« .
En écho avec l’actualité Schubertienne, voici une évocation présentant
la place particulière du piano schubertien. Comète sans filiation ou
oeuvre en résonances avec Mozart, Haydn, et surtout Beethoven? Si
Schubert fut un piètre pianiste, il compose cependant une oeuvre
déconcertante pas ses champs/chants intérieurs, où la liberté
subjective, la modulation harmonique, les passages en tierces mineures
et majeures, le principe des répétitions (plutôt que des variations),
« structurent », un style symphonique…
Existe-t-il à ce point d’accomplissement, c’est à dire de
correspondance et de fusion, d’entente du verbe et de la note, de la
poésie et de la musique, une autre réussite comparable à celle de
Schubert, dans ses lied? La voix et le piano y tissent des résonances
secrètes, inextricables, d’une puissance et d’une profondeur inégalée.
En marge des autres compositeurs romantiques, le piano de Schubert se
fait même chant de l’âme. Le clavier occupe d’autant plus d’importance
que l’écriture ne semble dériver d’aucune autre: pas de filiation
directe, pas d’influence immédiatement perceptible. Ni Beethoven, ni
Mozart. Or les compositeurs de la seconde école viennoise, Schoenberg
en tête reconnaîtront en Schubert ce prince de l’âme sombre, doué d’un
modernisme visionnaire. Et même Liszt et Schumann aimeront jouer ses
pièces de caractère, insérées dans ses ultimes Sonates, miroirs d’un romantisme crépusculaire et flamboyant…
Dramaturgie pianistique
Longtemps et même pendant toute sa vie, le désir du musicien ciblait
l’opéra, seul genre suscitant reconnaissance et gloire dans la Vienne
d’alors. Or ses nombreux insuccès le privèrent d’un sentiment enviable
de plénitude, d’un statut social conféré par l’estime de sa musique
théâtrale. Voilà qui rétablit la couleur éminament dramatique de sa
musique pour piano. Comme pour Mozart, le piano de Schubert s’articule
en visions et scènes intérieures, d’une évidente portée narrative et
psychologique. Piano seul ou « accompagnateur » du chant, l’instrument
est acteur
du drame. Intensité, vivacité pulsionnelle, vertiges dynamiques: le
piano de Schubert s’affranchit de l’héritage classique. Tout converge
pour une dramatisation suggestive de la parole musicale.
L’importance du piano chez le compositeur est d’autant plus surprenante
que piètre pianiste, ne jouant finalement que chez des amis lors de
soirées musicales improvisées, l’auteur de près de 127 partitions
pianistiques, sans compter les près de 600 lieder complémentaires, a
révolutionné l’écriture pour l’instrument comme le fit Beethoven, qui
fut a contrario, l’un des virtuoses les plus audacieux de son temps.
Mais si Beethoven ouvre et élargit harmoniquement les horizons du
piano, Schubert reste continuement sans se soucier de la pure
virtuosité ou de la complexité du langage, dans le repli de l’âme, la
suggestion, le mystère, le rêve voire l’insouciance et
l’émerveillement: tout ce qui appartient au fonds le plus intime de
l’individu. Pourtant, les trois dernières Sonates
(1825/1826), où se déploient la liberté de la réitération mélodique et
l’élargissement de l’expérience harmonique, ne sont pas finalement si
éloignées du Beethoven le plus audacieux.
Rythmes tchèques et moraves
La maturité du piano de Schubert s’appuie très profondément sur
l’expérience quotidienne des mélodies d’origines tchèques, moraves,
hongroises mises à l’honneur dans les salons de la bonne société
viennoise, dans les années 1820. Schubert en connaît chaque rythme
(souvent tripartite, préfigurant la valse), chaque modulation
harmonique: la digestion s’opère progressivement pour engendrer de
nombreux avatars en tierces mineures et majeures (Sonate D. 960), ossature de ses pérégrinations intimes. La Sonate D 958
qui fait s’enchaîner la bémol, mi mineur, fa mjeur… En définitive,
Schubert approfondit les libertés harmoniques de Mozart ou de Haydn
dans leurs Fantaisies, reprise avec un souffle inédit par
Beethoven, mais toujours en approfondissement la notion de climat:
autant de modulations par tierces créent in fine une brume musicale,
halo des plus expressifs, suscitant l’atmosphère du rêve, de
l’inconscience, du souvenir, de la poésie. Les lumières et l’idéal
lumineux de Haydn ont bien vécu et Schubert cultive un chant à
l’opposé, sur le versant de l’ombre et du repli.
Reprises plutôt que variations
Avec le temps, le compositeur ouvre à sa mesure une dimension
symphonique pour le piano: les nombreuses « reprises » que certains
interprètes peu scrupuleux coupent, affirment a contrario une structure
nouvelle du développement, extension mais pas éclatement de la forme de
la sonate classique. Schubert ne vas pas aussi loin que Beethoven.
Faible pianiste, Schubert n’est pas à l’aise dans la variation, cheval
de bataille des grands virtuoses: il lui préfère et de loin, le
principe de la répétition. Au piano, le compositeur pense symphonie.
D’ailleurs l’année 1817 se montre en cela révélatrice: pas moins de
quatre Sonates
pour piano sont esquissées. Trois sont finalement achevées: elles
dévoilent la portée symphonique de la sonate pour piano schubertienne.
Et comme c’est souvent le cas du processus compositionnel, le lien
entre les deux formats étant à présent permanent, le piano prélude au
développement symphonique: le thème de la Symphonie Inachevée (ou Symphonie n°8, commencée en 1823) apparaît dans l’Andante de la Sonate D. 537.
Inachevée: le terme est récurrent dans l’oeuvre du musicien. Comme
Leonardo da Vinci, l’artiste ouvre des voies nouvelles, résonances d’un
monde pressenti, à explorer. Chaque esquisse ainsi amorcée reste sans
solution fixe: Schubert ne revient jamais sur sa Symphonie Inachevée: il crée comme le peintre de la Renaissance italienne, une manère de sfumato musical, effaçant les contours précis, faisant surgir les formes de l’ombre, en un climat atmosphérique vaporeux…
D.960: testament musical
Conscient du mal vénérien qui le ronge (syphilis), Schubert compose en 1823, la Sonate D 784:
versant sombre et nostalgique d’une conscience désormais abimée dans le
sentiment de l’anéantissement. Comme les trois dernières Sonates,
le compositeur compose au piano comme s’il s’agissait de symphonies
intérieures, prolongeant à la fois l’échec et la révélation de son Inachevée.
L’audace expressive de cette trilogie musicale est immédiatement
reconnue par les grands compositeurs-pianistes de la génération
romantique postérieure à Schubert: Schumann et surtout Liszt. La
dernière grande partition, composée l’année de sa mort (1828), la Fantaisie en fa mineur, assimile les audaces du dernier Beethoven, en particulier la Hammerklavier et son final triomphal en double fugue (que Schubert avait déjà traité dans sa Fantaisie Wanderer).
Mais ici, l’ombre et les couleurs ténébristes architecturent une
dramaturgie surnaturelle où le principe des évocations, du souvenir,
d’un monde flottant, irrésolu, s’impose à mesure du développement,
enveloppant tout ce qui précède d’un halo de mystère et d’interrogation
sans limites.
Discographie
Brigitte Engerer: Hymne à la nuit. Schubert/Liszt. Album de La Folle Journée 2008. La nuit de Schubert est une course fantastique plus amoureuse que terrifiante… En guise d’ouverture, voici le 3ème Impromptu, extrait du livre D899 opus 90: pure immersion dans le rêve, où dans la réitération du souvenir se mêlent la force des instants vécus ou supposés, et l’intensité toute autant prenante du désir qui les convoque. Tel est cette magie particulière de la Sehnsucht schubertienne (spleen, élan, désir, action, rétrospection), magnifiquement abordée comme une caresse par le pianisme vaporeux et irrésistibelement mélancolique de Brigitte Engerer. C’est aussi l’élan suspendu d’une mélodie hongroise, à l’élégance hypnotique (la D 817, plage 3) dont l’interprète exprime cette alliance emblématique du Wanderer, de l’infinie tristesse et de l’acceptation comme force supérieure. Lire notre critique de l’Hymne à la nuit, Franz Schubert/Franz Liszt par Brigitte Engerer, piano (1 cd Mirare)
Sviatoslav Richter: l’atténuation jusqu’au murmure et à
l’infime, l’obsession inquiète qui ouvre le passage vers les autres
mondes se réalisent pleinement dans la Fantaisie Wanderer (Emi), la Sonate n°21 D 960 (Philips)
Lire aussi notre dossier Franz Schubert (1797-1828): Du rêveur au Wanderer
Rappelé trop tôt Schubert? Peut-être pas car s’il n’était pas de notre
monde, il aura cependant révélé bien des joyaux de l’âme humaine, avant
de disparaître à 31 ans: pénétré par le sentiment de l’inéluctable fin,
le compositeur excelle a contrario à plonger dans le divin instant du
présent immédiat. Ici, le temps est suspendu et dilaté: quand Beethoven
précipite le continuum temporel, avec frénésie et ardeur conquérante.
Schubert saisit par sa fraternité. Sa musique perce le secret du coeur
humain, brossant le portrait de notre disparition. Tout le génie
musical s’est manifesté en quatre ans: c’est peu car si l’on découvre à
ce sujet Mozart, le créateur de La Flûte et des Noces,
aura disposé d’un peu plus de temps pour s’exprimer, soit dix années. Franz Seraph Schubert, né le 31 janvier 1797 dans un faubourg de Vienne…
Lire aussi le Portrait Fantaisie de Franz Schubert par Adrien de Vries
Pour Stravinsky, le chant de Schubert même dans ses « longueurs », mène
au Paradis. Aucun autre compositeur romantique ne semble plus inspiré
par l’idée d’un autre monde, serein et pacifique, dont il aurait la
nostalgie. Ce monde dont nous parle le compositeur serait celui de
l’enfance et de l’insouciance, de la pureté et de l’innocence. Franz
Seraph Schubert ne fut-il pas un ange égaré sur la terre, un être
« séraphique », venu de l’au-delà, comme égrenant lied après lied ou
sonate après sonate, ce rêve éveillé que font les génies, touchés par
des visions enchantées?
Folle Journée 2008 « Schubert dans tous ses états »: présentation de la Folle Journée nantaise, du 30 janvier au 3 février 2008. La 14 ème Folle Journée de Nantes, qui se tiendra du 30 janvier au 3 février 2008, invite le compositeur viennois Franz Schubert (1797-1828).
Plus de 200 concerts interrogerons la diversité de l’oeuvre
schubertienne, en précisant ses sources et influences de Beethoven à
Rossini. Avant l’édition nantaise proprement dite,
Folle Journée 2008 « Schubert dans tous ses états »: les 6 volets phares de la programmation 2008. Le plus important événement musical nantais se
prépare. Voici notre sélection des 6 volets majeurs de la
programmations 2008 qui met l’accent sur la figure et l’oeuvre de Franz Schubert (1797-1828) dont l’activité à part deux séjours chez les princes Esterhazy (Hongrie) s’est déroulée exclusivement à Vienne…
Vidéo
Le pianiste Philippe Cassard qui participe à la programamtion de La Folle Journée Schubert à Nantes, publie un album dédié aux Impromtus de Franz Schubert (1 cd Accord, janvier 2007). En exclusivité pour classiquenews.com, l’interprète qui a accompagné entre autres, Christa Ludwig dans les lieder, évoque l’écriture du compositeur et le sens des deux cycles d’Impromptus, D899 opus 90 et D935 opus 142. Visionner nos huit entretiens vidéo avec Philippe Cassard à propos des Impromptus de Franz Schubert
Livre
Dominique Dubreuil, « Je voudrais, dit Franz...» (Éditions Stéphane Bachès, 2007). L’auteur de cet opuscule personnel sur Franz Schubert, et qui est aussi le correspondant lyonnais de classiquenews.com, délivre en un voyage à clés, les dernières divagations du compositeur dont l’oeuvre est marquée par le rêve, le fantastique, l’évasion et le souvenir, l’intimité du sentiment et l’éloquence d’une pudeur hypersensible qui ose, en sa brêve respiration, regarder la solitude et la mort. C’est comme si d’un voyageur à l’autre, il s’agissait d’accompagner le créateur dans sa quête à l’infini, de témoigner d’une partition qui s’écrit comme un écoulement continu, en un long cheminement sans retour. La musique est voyage, c’est un chant fraternel dont Dominique Dubreuil, qui fut professeur d’esthétique générale au Conservatoire National de Région et à l’Université Lyon II, nous dépeint, en une langue sertie et suggestive, chaque étape. Voici restitué sous le filtre de l’amateur, ce fameux Voyage d’hiver, cycle de lieder (mélodies) qui conclue toute une vie, trop brêve, fauchée à 31 ans. Ici Franz s’exprime à la première personne. Sur le ton fraternel de la connivence, du murmure, quand une âme parle à une autre âme…, le Wanderer glisse à notre oreille mille et un pensées fragiles dont la vérité et la profondeur nous touchent encore.