Le but de l’art n’est-il pas de cacher le travail par la sincérité du geste et le naturel de la pensée (« sprezzatura ») ? En traversant les siècles, interrogeant en particulier l’histoire des cordes pincées en Italie depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, le guitariste Philippe Mouratoglou nous offre un remarquable florilège. Aux joyaux ainsi révélés, -et dont la plupart sont des jalons fameux voire décisifs dans l’histoire de la guitare, l’interprète apporte la subtile plasticité de son jeu, véritable chant d’amour à l’instrument.
Il éclaire cet idéal « La Bellezza » qui est le Graal de tout musicien comme de tout auditeur. Et dans l’élan des sessions de l’enregistrement de ce programme « La Bellezza », la maîtrise du geste a permis aussi des séquences parfois improvisées et libres ; le guitariste en gardera trace en les agençant spécifiquement pour un prochain album. Rendez-vous est pris.
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CLASSIQUENEWS : Vous intitulez votre nouvel album « La Bellezza », pourquoi ? De quels styles et quels répertoires s’agit-il ? (Sprezzatura, naturel, vérité…)
PHILIPPE MOURATOGLOU : Il s’agit d’un album de musique italienne pour guitare, ou plus exactement pour cordes pincées car il contient notamment plusieurs pièces de Francesco da Milano originellement écrites pour le luth Renaissance. Ce disque présente en fait une large variétés de styles car l’on passe de la musique polyphonique du XVIème siècle avec les Ricercari et Fantasie de da Milano, au romantisme du milieu du XIXème avec Introduction et Caprice op.23 de Giulio Regondi, puis au XXème siècle avec le style néo-classique de Mario Castelnuovo-Tedesco, et celui plus moderne des Due Canzoni Lidie de Nuccio d’Angelo.
Le point commun de toutes ces œuvres – en dehors de leur origine géographique commune – est l’importance accordée au chant, une certaine lumière sous-jacente, ainsi que cette notion typiquement italienne qu’est la sprezzatura, que l’on pourrait définir sommairement comme la recherche de naturel. Quant au titre La Bellezza, c’est une sorte d’hommage rendu à une civilisation qui a fait de la beauté sa vertu cardinale…
CLASSIQUENEWS : Comment avez-vous conçu le programme, le choix des pièces et leur enchaînement, et selon quels critères ?
PHILIPPE MOURATOGLOU : J’ai choisi les pièces de ce disque selon 3 critères principaux. Il fallait d’une part qu’elles me touchent suffisamment pour que je puisse m’y identifier le plus profondément possible.
Ensuite, ces pièces (à l’exception de celles de da Milano) ont chacune été sélectionnées pour leur importance particulière dans l’histoire de la guitare; ainsi, la Sonata (Omaggio a Boccherini) de Castelnuovo-Tedesco est une des oeuvres pour guitare les plus ambitieuses de la première moitié du XXème siècle et un des rares exemples réussis d’écriture pour guitare dans une forme étendue. Giulio Regondi, malgré le fait que son œuvre n’ait été redécouverte que récemment, est un des compositeurs majeurs de notre instrument au XIXème siècle. La virtuosité – jamais gratuite – et la densité de son écriture me rappellent d’ailleurs souvent Franz Liszt dont il était l’exact contemporain.
Le troisième critère pour la conception de ce programme était de présenter une large diversité de styles musicaux, ce que permet la grande flexibilité de la guitare.
Quant au choix de l’ordre des pièces sur le disque, c’est avant tout un choix musical et j’ai procédé ici exactement comme je procéderais avec un disque de compositions personnelles, c’est-à-dire en recherchant les meilleurs enchaînements possibles et en essayant de relancer l’intérêt jusqu’au bout. C’est évidemment très subjectif!
Une odyssée italienne,
De Da Milano à Nuccio D’Angelo…
la guitare magicienne de Philippe Mouratoglou
CLASSIQUENEWS : Quel est l’instrument que vous utilisez pour ce faire ? En quoi est-il adapté au programme ainsi élaboré ? Quelles sont ses qualités ? En quoi réalise-t-il ainsi une manière de synthèse idéale entre oud, luth, guitare ?
PHILIPPE MOURATOGLOU : Cet enregistrement a été intégralement réalisé sur une guitare fabriquée en 2013 par Dominique Field, luthier auquel je suis fidèle depuis de nombreuses années.
L’intérêt que je trouve à réunir sur un même disque ces œuvres de styles très différents, réside aussi dans le fait de chercher un son spécifique à chacune avec le même instrument.
Dans le cas de Francesco da Milano, je cherche notamment à retrouver l’esprit du luth en favorisant au maximum les résonances naturelles de la guitare, en privilégiant une attaque douce qui laisse ces résonances s’exprimer, en restituant quand cela me semble nécessaire (et quand c’est possible), les doublures à l’octave qui disparaissent mécaniquement lorsque l’on joue cette musique sur une guitare, le tout avec une prise de son proche qui met en valeur ces choix.
Pour citer un autre exemple, dans l’ Introduction et Caprice op.23 de Regondi, si proche du bel canto, je vais rechercher en priorité le legato et un maximum de souplesse de la ligne mélodique…
Tout cela est rendu possible grâce à cette guitare magnifique qui possède une palette de couleurs presque infinie et qui permet de graduer les nuances très finement, tout en ayant un timbre naturel qui la rend très malléable.
CLASSIQUENEWS : La place des deux compositeurs modernes et contemporains (Castelnuovo-Tedesco et d’Angelo) est significative. Qu’apportent leurs œuvres au parcours musical ?
PHILIPPE MOURATOGLOU : La Sonata (Omaggio a Boccherini) de Mario Castelnuovo-Tedesco, pleine d’esprit et de verve, représente en quelque sorte la quintessence d’un certain répertoire « Ségovien » qui se place à côté des innovations musicales du début du XXème siècle pour proposer un style tonal néo-classique totalement assumé.
Due Canzoni Lidie de Nuccio d’Angelo est une des rares pièces du répertoire qui utilise un « open tuning » autre que les habituelles scordaturas de ré ou de sol que l’on trouve par exemple chez Barrios Mangoré ou Tárrega. D’Angelo trouve ici un accord ouvert original en abaissant les deuxième et sixième cordes d’un demi-ton, ce qui donne une couleur très singulière à l’ensemble de sa pièce. Le flux de cette pièce, ductile comme une longue improvisation, lui confère un caractère aventureux, dans une conduite des idées très ferme − ce qui en fait toute l’originalité.
virtuosité, beauté, spiritualité
des pièces de Da Milano…
CLASSIQUENEWS : Qu’apportent de la même façon les nombreux Ricercare et Fantasie ?
PHILIPPE MOURATOGLOU : La musique de Francesco da Milano m’accompagne depuis mes années d’études avec Pablo Márquez qui m’a ouvert les portes de cette œuvre magistrale. J’y reviens depuis à intervalles réguliers sur scène ou dans mes disques, avec des approches variées (sur une guitare folk dans « Exercices d’évasion » en 2013, en trio guitare / contrebasse / batterie dans « Ricercare » en 2021, à la guitare classique dans le disque qui nous intéresse aujourd’hui).
On sait que Francesco da Milano était un des plus grands luthistes de son temps, et sans aucun doute un virtuose vu l’extrême difficulté de certaines de ses pièces. Cependant, son surnom « il divino » semble nous indiquer que, davantage que sa virtuosité, c’est la beauté et la spiritualité qui se dégagent de sa musique qui devaient frapper ses auditeurs… C’est en tout cas cette dimension qui me touche avant tout chez lui et qui me pousse à régulièrement y revenir.
Dans ce disque, les 3 pièces « de résistance » (Regondi, Castelnuovo-Tedesco, D’Angelo) sont présentées par ordre chronologique, tandis que les Fantaisies et Ricercare de da Milano jouent un rôle d’introduction, de conclusion et d’ interludes entre les pièces de dimensions plus vastes qui sont ainsi à tour de rôle mises en miroir avec l’art polyphonique du maître luthiste. On peut ainsi découvrir des parallèles intéressants: imitations de voix dans les deux premiers mouvements de la Sonate de Tedesco, utilisation de la modalité – explicite dès son titre – et caractère improvisé des deux chansons lydiennes de D’Angelo…
CLASSIQUENEWS : Une anecdote, un souvenir en repensant aux sessions d’enregistrement de ce disque ?
PHILIPPE MOURATGLOU : Le caractère très libre de certaines pièces de ce disque (da Milano, d’Angelo) m’a entraîné lors de l’enregistrement à improviser une série d’interludes qui feront l’objet d’un prochain album…
Propos recueillis en février 2024
en concert
EN CONCERT, samedi 9 mars 2024 à 19h30, à la Piccola Scala / PARIS
13 bd de Strasbourg – 75010 Paris – infos & réservations :
https://lascala-paris.fr/programmation/la-bellezza-philippe-mouratoglou/
Philippe Mouratoglou © Thibaut Darnat
LIRE aussi notre ANNONCE présentation du cd La Bellezza de Philippe Mouratoglou (1 cd Vision Fugitive) : https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-la-bellezza-philippe-mouratoglou-guitare-1cd-vision-fugitive/
Toutes les photos : portraits de Philippe Mouratoglou : DR
Visitez le site officiel de Philippe MOURATOGLOU : https://www.philippe-mouratoglou.com/fr/biographie