dimanche 19 janvier 2025

ENTRETIEN avec le pianiste et compositeur PATRICK-ASTRID DEFOSSEZ, à propos de son dernier album « CONTREPOINGS » (1 cd CIAR classics)

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« Un compositeur qui improvise et un improvisateur qui compose », Patrick-Astrid Defossez souligne combien au cœur de son travail règnent la liberté du geste et l’infini d’une pensée sans entrave. Debussy et Roussel déclenchent et inspirent deux démarches spécifiques qui mènent dans son dernier album, au cycle des « Matin calme », approche inédite du son dont l’artiste, exploitant toutes les ressources des remarquables pianos créés par Stephen Paulello, accompagne et révèle l’étonnante aventure vibratoire. En soignant particulièrement l’enregistrement, l’oreille capte chaque détail d’une totalité architecturée, véritable cathédrale musicale qui envisage pour tous les acteurs, interprètes et auditeurs, une nouvelle expérience sonore. Explications…

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CLASSIQUENEWS : Quelle place accordez-vous (dans le cadre de cet enregistrement) à l’improvisation ? En quoi permet-elle de déployer votre créativité, et votre propre faculté à relire les œuvres de Debussy comme ici ?

PATRICK-ASTRID DEFOSSEZ : Toute ma vie a été conduite par l’improvisation, me souvenant de ces premiers moments face au piano et de ceux des premières expériences d’orchestre où lors d’une panne générale d’électricité en plein concert, je continuais de jouer, que dis-je d’improviser en toute liberté, à la grande surprise des spectateurs et au grand dam de mes professeurs, les yeux écarquillés. L’improvisation est à la base de tous processus de création musicale. Un accord, une phrase, même un silence quelqu’il soit, m’ouvrent des horizons proliférants, d’aucun dirait papillonnants. Une oeuvre n’est en réalité jamais finie, en tant que compositeur je le sais, je le vis, et me réjouis de ce moment si particulier où je me dis « voilà! », moment permettant certes de clore momentanément le cadre formel de l’oeuvre mais déjà me voici remodelant l’affaire. Suis-je instable ? non pas du tout, simplement en déploiement permanent. Quant à Debussy, son impressionnisme est pour moi un film sans image dans lequel je peux ouvrir nombre de fenêtres improvisationnelles. Et en ce sens, quel que se soit la partition, je me considère à la fois comme un compositeur qui improvise et un improvisateur qui compose.

 

CLASSIQUENEWS : Quel est votre regard sur les pièces de Debussy et d’Albert Roussel (en particulier la Sonatine) ?

PATRICK-ASTRID DEFOSSEZ :… En ce qui concerne Debussy : le jeu, l’innocence, l’insouciance, le rêve, et avec lui, on peut badiner, s’esbaudir naïvement. Roussel, en contraste, le permet beaucoup moins. Mais cela s’explique : le premier parlant de choses qu’il ne connaît somme toute pas – la mer par exemple -, et le second l’a trop vécue pour savoir qu’on ne joue pas avec elle tant le contrôle doit y être permanent. Ce contraste, oui je l’ai cherché. C’est d’ailleurs pour cela que dans Debussy, mes improvisations interviennent à l’intérieur du texte original tandis que chez le Petit canon où mon improvisation libre est en amont et l’un des Matin calme, à sa fin. Notons que le premier mouvement de la Sonatine de Roussel est la seule pièce pour laquelle aucune improvisation n’est proposée. Notons également que la Sonatine est le point de « bascule » architectural de l’album, nous dirigeant alors vers les Matin calme de facture contemporaine. Aussi oserai-je poursuivre l’exergue de Debussy pour ses Children’s Corner « À ma chère petite Chouchou, avec les tendres excuses de son Père pour ce qui va suivre », assertion que je destine ici aux auditeurs éventuellement puristes « À mes chers Vous, avec mes tendres excuses pour ce qui va suivre ».

 

CLASSIQUENEWS : Selon quels critères avez-vous choisi les 2 pianos Paulello? Sur quelles qualités instrumentales vous êtes vous appuyé spécifiquement dans la réalisation de l’enregistrement ?

PATRICK-ASTRID DEFOSSEZ :… Le déploiement de leurs possibles, il va sans dire ! De tout temps, le compositeur a rêvé d’autres sonorités, a demandé aux luthiers de dépasser les limites de leurs productions instrumentales. Sans cesse, ce binôme compositeur-luthier œuvrât main dans la main. Il n’était donc pas étonnant que nous nous rapprochions de Stephen Paulello pour notre projet CONTREPOINGS. Mais ici, c’est le facteur de piano qui a « devancé » nos rêves les plus fous. Permettez-moi une pensée particulière pour Arthur Lebée, chercheur, qui nous a ouvert la porte de l’atelier de Stephen. En effet, A. Lebée et le laboratoire Navier (Pont et Chaussée) furent en mission de recherche sur la facture de possibles pianos de demain. En faisant également un flashback temporel, on s’aperçoit que nombre de compositeurs de la fin du 19e et du début du 20e siècles ont rêvé de dépasser les limites standardisées des pianos. Ils l’ont même indiqué sur leurs manuscrits et à ce titre, je vous renvoie à l’interview de Stephen Paulello (1).

…Quant à la seconde partie de votre question : la profondeur vibratoire de l’Opus 102 tant dans les graves que les aigus, nous a permis de composer de nouveaux espaces temps car dans CONTREPOINGS le temps ne nous est pas compté, il nous est offert !! Avec ces pianos si particuliers, nous avons appris à attendre, à nous poser dans la vibration, à l’apprécier, à attendre la fin de celle-ci si lente et longue avant d’attaquer tout nouvel objet sonore, comme si nous étions dans une Cathédrale non engloutie cette fois. Les Matin calme en particulier, nécessitent une réelle lenteur de jeu associée à une lenteur de propagation du son et de dilution induite. Lors de l’enregistrement, les deux pianos étaient en vis-à-vis et quelque peu écarté l’un de l’autre. Une zone vibratoire étonnante s’est révélée : chacun des deux pianos projetant une zone de vibrations intenses depuis la queue plutôt qu’au centre des cordes. Etonnante situation pour un pianiste que d’être « projeté » dans une autre dimension d’écoute, le feedback de nos jeux venant d’un « ailleurs » arrière. … Les Matin calme sont disponibles en version dématérialisée sur BabelScores (2) et bientôt en version papier aux éditions 2Mc.

 

CLASSIQUENEWS : D’une façon générale, qu’apporte le 2è piano et aussi les interventions d’Anne-Gabriel Debaecker dans votre imaginaire sonore ?

PATRICK-ASTRID DEFOSSEZ : Il n’y a pas de 2e piano en soit, les deux pianos ne font qu’un, l’un étant le prolongement de l’autre, ils font tous deux corps expressif et interprétatif. Dans CONTREPOINGS, il m’était impérieux de ne pas créer (en espérant y être arrivé) de « séparation » de pensées audibles comme lorsque nous nous retrouvons en duo de piano où chacun à un rôle déterminé. Bien au contraire, nos différences se devaient de nous fondre l’un dans l’autre. Certes dans l’orchestre moult timbres se déploient en liberté mais ils ne font qu’un au bénéfice de l’oeuvre. Dans CONTREPOINGS, il en va de même : le texte original se déroule prolongé par des improvisations. Telles les peintures de René Magritte et ses fenêtres sur, l’unité architecturale prime sur le détail, tout fait corps. N’oublions pas que je suis compositeur, et à ce titre CONTREPOINGS est une composition d’unité de temps et d’espace où écritures strictes et ouvertures improvisationnelles promeuvent pour les auditeurs, un espace d’écoute augmenté dans le sens où les auditeurs entendront la musique captée très proche de l’intérieur des pianos (et non très à l’extérieur comme bon nombre d’enregistrements de piano classique le proposent actuellement). CONTREPOINGS serait-il une forme de concerto pour piano augmenté ? Non bien entendu, nous ne sommes pas dans de la musique mixte. Nous sommes dans le champ vibratoire de « chromies » où les deux pianos se joueraient du noir et blanc, et les sonorités diaphanes, aériennes de l’électroacoustique, des bols chantants en cristal et des tams, en seraient la couleur. Le positionnement singulier de l’électroacoustique dans les pianissimi quasi constants peut sembler une gageure, mais elle est bien là tel un espace immuable élargissant le présent en train d’advenir, une autre forme d’improvisation, coloriste cette fois. CONTREPOINGS est de ces moments où le probable rencontre l’imprévu, où les vibrations des trois instruments concernés se fondent et entrent en osmose.

 

 

 

CLASSIQUENEWS: Y-a-t-il un cheminement voire une dramaturgie tout au long des 10 « Matins calmes » ? Quel en serait la trajectoire expressive, du début à la fin ?

PATRICK-ASTRID DEFOSSEZ : Non pas vraiment de trajectoire dramatique précise s’agissant plutôt ici d’états successifs comme si chaque jour à votre réveil vous pouviez ressentir de multiples états de tranquillité : l’apaisement d’un soleil naissant, le silence des nuages mus par quelques trajectoires de vents amoureux, les joyeuses volutes des brumes s’évaporant des contreforts, … tout cela initiant diverses émotions contemplatives, et quoi de mieux que le poème en exergue de mon recueil pour piano seul Matin calme pour exprimer cela (in Pohésitations, recueil poétique de Patrick-Astrid Defossez) :

Aucun matin n’est identique …
quelques gouttes d’osées sur la distraction des brumes

Horloge des temps fondus.

Oubliant le temps … inlassablement répété épi-rire … naturellement

éveil … se souvenir … absolument.

Coeur floral du sablier d’accords
petite aube de peu … grand matin de beaucoup

premières lueurs paradoxales.

Virtual unstable morning cycle dès l’ire matutinale

tant de visages … anamorphoses imaginales.

Sans doute, pourrions-nous dire qu’il s’agit d’une constante de pensée. En effet, dans notre nouveau double album UN MERVEILLEUX PIANO, album également en sortie actuellement chez CIAR Records / Socadisc ; nous cultivons les ressentis diaphanes, aériens, vibratoires, contemplatifs, régénérateurs, bienfaisants : CD 1 dans l’esprit d’un Râga du matin / CD 2 dans l’esprit d’un Râga du Soir.

 

 

 

CLASSIQUENEWS : Vous parlez de matérialité et de texture du son … quelle réalité sonore votre écriture met-elle en avant, permet-elle de souligner auprès de l’auditeur ? Y-a-t-il en cela, une pièce plus révélatrice que les autres ?

PATRICK-ASTRID DEFOSSEZ : Au-delà de la note et de l’accord, une réalité : il y a la note-timbre, la note-son, l’accord-son, l’accord-timbre. « Toute note est vivante » tel fut le leitmotiv dès le premier instant de ma formation pianistique. Toute note, tout accord ont leur « biologie » propre, n’avaient de cesse de répéter mes professeurs. Cet enseignement, je ne l’ai jamais oublié, que se soit pour le jeu pianistique, la composition ou bien encore la direction d’orchestre lorsque j’en faisais. Ainsi la matérialité et la texture sont pour moi les êtres vivants avec lesquelles, je l’espère, les auditeurs dialogueront. Car au delà d’une rumeur auditive, d’un ouïr de superficie, d’un entendre distrait, il y a le s’entendre, le tendre vers et avec, ce qui suppose du temps, certes, alors prenons-le, il s’en trouvera retrouvé.… Je ne puis donner de consigne ou conseil sur telle ou telle pièce des Matin calme, chacune d’elle se révélant soit dans leur complexité ou dans leur apparente facilité diaphane, aérienne, contemplative … alors : tel un papillon, volez et butinez de fleurs en fleurs.

 

CLASSIQUENEWS : Enfin, comment s’inscrit ce nouvel album à ce moment de votre parcours artistique ?

PATRICK-ASTRID DEFOSSEZ : L’album CONTREPOINGS s’inscrit comme un nouveau moment de convergence et d’équilibre artistique tel que je l’ai vécu antérieurement avec une pièce nommée Vernissages – dialogues et bavardages pour 19 cordes solistes et 3 improvisateurs. Mais en France, difficile d’être un classique qui fait du jazz ou d’être un jazzman qui fait du classique, question de chapelle, de marché, de posture, que sais-je encore. Aujourd’hui, force est de constater que les esprits se sont ouverts et ce, grâce aux enseignements spécifiquement du jazz et de l’improvisation qui viennent compléter les parcours pédagogiques dits classiques. Moi-même DE/CA de Jazz et au parcours musical complet classique-contemporain, je me vois enseigner à des musiciens de formation classique en recherche de liberté, d’élargissement d’expression interprétative. Après les périodes du sérialisme intégral, de l’aléatoire, de l’improvisation dirigée (donc contrôlée), etc, nous voyons aujourd’hui la jeune génération composer avec leurs différents bains culturels qu’ils soient intérieurs ou extérieurs à leurs lieux d’enseignement. Ils brassent, ils mélangent, ils créolisent, … . Dans cette veine, l’album CONTREPOINGS m’a permis l’expression intégrale de qui je suis : un compositeur d’aujourd’hui et un pianiste improvisateur (jazz et contemporain) tout autant, d’aujourd’hui.

Propos recueillis en janvier 2025

 

 

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(1) Entretien de Stephen Paulello pour le site Musicologie => https://www.musicologie.org/23 entretien_avec_stephen_paulello.html. Le livret de notre album CONTREPOINGS propose également un bel extrait de cet interview.

(2) Les Matins calmes sont disponibles en version dématérialisée sur BabelScores : https://www.babelscores.com/fr/voir-et-rechercher-catalogue/instrumental/7021-matin-calme et seront bientôt disponibles en version papier aux éditions musicales 2Mc : https://2mceditions.com/fr/?srsltid=AfmBOor4NVhftlim7lQ_U_TU35WYo_XedFjKtLlylTUhpqqbhFiFtDNS

 

 

 

 

cd

LIRE aussi notre CRITIQUE CD événement. CONTREPOINGS, Patrick-Astrid Defossez, piano. Debussy, Roussel, P-A Defossez (1 cd CIAR Classics) : https://www.classiquenews.com/critique-cd-evenement-contrepoings-patrick-astrid-defossez-piano-debussy-roussel-p-a-defossez-1-cd-ciar-classics/

 

CRITIQUE CD événement. CONTREPOINGS, Patrick-Astrid Defossez, piano. Debussy, Roussel, P-A Defossez (1 cd CIAR Classics)

 

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