En transposant elle-même la si chatoyante et redoutable Shéhérazade de Rimski-Korsakov, la pianiste Etsuko Hirose réalise un tour de force qui tout en s’inscrivant dans la tradition d’un Liszt ou d’un Kalbrenner (autres transcripteurs géniaux), rend surtout hommage à l’écriture prodigieuse du Russe comme aux possibilités infinies que permet le clavier. Pour exprimer toutes les nuances de l’orchestre, la pianiste s’inspire du jeu particulier des bois, mais aussi du bel canto, celui transmis par Jessye Norman ou Maria Callas… Exploratrice, au tempérament curieux, Etsuko Hirose ajoute les mondes flamboyants du compositeur très éprouvé entre Allemagne et Russie, Bortkiewicz (et les 10 séquences de son propre ballet d’après les 1001 nuits) mais aussi, les écritures contrastées de 3 compositeurs contemporains du « groupe des 12 »…
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CLASSIQUENEWS : Pourquoi vous être passionnée pour Shéhérazade de Rimski-Korsakov ?
ETSUKO HIROSE : J’ai toujours été captivée par cette musique envoûtante, teintée de parfums d’épices, de couleurs vives, de délices sensuels qui nous plongent dans l’imaginaire de l’exotisme moyen-oriental. Ayant joué de nombreuses fois cette œuvre en concert, dans une version à 4 mains, je savais que cela fonctionnait très bien au piano, mais parfois ce n’est pas très commode d’être à deux sur un seul piano… Pour moi, Shéhérazade est une fresque monumentale, qui décrit les multiples facettes de l’âme humaine, et pour rendre toutes ces subtilités de nuances et de couleurs au clavier, je tenais à réaliser ma propre version solo.
CLASSIQUENEWS : Quels sont les défis et les points de travail dans la réalisation de cette transcription ? Comment entre autres distribuer chaque partie à la main gauche ou droite ?
ETSUKO HIROSE : J’ai essayé d’être le plus fidèle possible à l’atmosphère et aux effets sonores de la version originale. Pour ce faire, j’ai évidemment étudié la partition orchestrale et écouté divers enregistrements, afin de me rendre compte de ce que l’on perçoit réellement. Partant de cette base, j’ai distribué les parties essentielles aux dix doigts, en privilégiant les changements de registres et les effets rythmiques, afin d’obtenir une palette sonore multicolore et exotique. Surtout, j’ai veillé à ne pas trop surcharger la partition, à l’instar des peintres impressionnistes dont les tableaux représentent souvent une synthèse qui ne s’attache pas aux détails, et ce afin de garder le fil conducteur du discours, sa pulsation et l’élan musical. Les transcriptions des immenses prédécesseurs tels Liszt, Busoni, Kalkbrenner ou Pletnev que j’ai beaucoup joués dans ma carrière, m’ont évidemment permis de connaître et d’apprivoiser la tradition en la matière et m’ont aidée pour réaliser cet arrangement.
CLASSIQUENEWS : Comment outre l’ivresse mélodique, exprimer au piano les couleurs de l’orchestre ?
ETSUKO HIROSE : A travers mes concerts en musique de chambre, j’ai eu maintes occasions d’observer de près comment les autres musiciens font chanter leurs instruments. Ainsi j’essaye de reproduire, par exemple, la sonorité humaine et pénétrante du hautbois créée par la puissante pression d’air sur l’anche, le timbre rond et solennel
du basson ou le vibrato expressif des instruments à cordes… D’autre part, tout au long de mon adolescence, j’ai écouté, en boucle, les enregistrements de Maria Callas, de Jessye Norman ou de Margaret Price, d’où mon goût pour le bel canto… et cette écoute m’a permis de « voler » les secrets de l’ivresse mélodique. J’ai également beaucoup appris en accompagnant des chanteurs. Instrument à percussion, le piano, dont le son, une fois émis ne fait que diminuer, fait appel entre autres à l’art du chant, partie de la technique pianistique
que je continue toujours à approfondir, un travail sans fin…
CLASSIQUENEWS : Dans la perspective de votre précédent album dédié aux œuvres pour piano de Moszkowski, comment s’inscrit ce nouvel album ?
ETSUKO HIROSE : Certes, j’ai déjà enregistré plusieurs disques consacrés aux compositeurs russes comme Balakirev ou Lyapunov, mais je suis surtout en quête de « trésors cachés » car il y a tant d’œuvres qui sont injustement méconnues et qui mériteraient d’être jouées ! C’est ainsi que j’ai gravé des albums dédiés à la 9e symphonie de Beethoven transcrite par Kalkbrenner, et chantée en français, et au compositeur bulgare Pancho Vladigerov, publié en 2021 (quatre albums sont sortis sous le label Mirare).
J’ai effectivement une affinité pour les compositeurs russes, j’aime particulièrement leur lyrisme, à la fois noble et mélancolique, qui reflète les tourments d’une âme russe, et qui évoque l’univers des écrivains tels Dostoïevski ou Tolstoï que j’ai beaucoup lus dans ma jeunesse.
CLASSIQUENEWS : Pouvez-vous présenter le ballet oriental de Bortkiewicz ? Qu’apporte-t-il comparé à Rimski- Korsakov sur le thème des 1001 nuits ? En quoi son style vous a-t-il intéressée ?
ETSUKO HIROSE : Afin de garder une forme de cohérence au sein de l’album, j’ai trouvé intéressant de réunir ces deux œuvres, toutes deux inspirées par les 1001 nuits. La musique, que Bortkiewicz a continué à écrire malgré la dureté de sa vie, dans une époque tourmentée, est un « vrai bijou », d’une beauté indescriptible, et j’ai guetté l’occasion
d’enregistrer ce compositeur presque oublié. Ce ballet oriental est sans aucun doute du même niveau d’excellence que les Pièces lyriques de Grieg. Un recueil composé de 10 pièces conçues au départ pour
orchestre symphonique, parsemées de touches orientales et quasi cinématographiques. Contrairement à Rimsky-Korsakov qui a finalement supprimé les titres de chaque mouvement par trop évocateurs, les 10 pièces de Bortkiewicz font référence à différents épisodes de contes anciens, qui portent des titres descriptifs : « Histoire du pauvre pêcheur », « Le château enchanté », « Le méchant sorcier sort de la bouteille » …
CLASSIQUENEWS : Pouvez-vous nous présenter le programme de votre concert du 25 janvier prochain ? Quel est ce groupe des « 12 » ? Qu’est-ce qui vous intéresse dans les pièces choisies de Tiziana de Carolis, de Béatrice Thiriet et de Henri Nafilyan ?
ETSUKO HIROSE : Voici le programme :
– Tiziana de Carolis : Sense & Sensibility, Androgynous
– Béatrice Thiriet : Ce soir-là, Soir de neige, La Nuit
Henri Nafilyan : Noèmes
Rimsky-Korsakov / Hirose : Shéhérazade
J’ai ainsi conçu le programme du concert du 25 janvier prochain en sélectionnant les œuvres de certains membres des 12 pour la première partie et de Shéhérazade pour la seconde. Les « douze » sont un groupe d’entraide de compositeurs et de compositrices réunis par affinités esthétiques et esprit de solidarité. Chacun a pour objectif de faire jouer les œuvres des autres membres du groupe, au moins une fois tous les deux ans. Font actuellement partie du groupe : Henri Nafilyan (fondateur), Pierre Thilloy, Jean-Claude Wolff, Pierre- André Athané, Michael Sebaoun, Béatrice Thiriet, Françoise Choveaux, Tiziana De Carolis… Pour mon programme de ce 25 janvier 2025, il s’agit de 3 compositeurs assez contrastés … Si les œuvres de De Carolis, sont débordantes d’amour et d’émotions à fleur de peau avec des harmonies parfois jazzy, la musique minimaliste et épurée de Thiriet, et les Noèmes de Nafilyan, extrêmement virtuoses et riches en couleurs, s’affirment tout autant. Il est de notre responsabilité de faire vivre les partitions des compositeurs de notre temps et je suis heureuse de vous faire découvrir ces magnifiques œuvres.
Propos recueillis en janvier 2025
en concert
PARIS, Espace Bernanos. Récital d’Etsuko HIROSE, piano, sam 25 janvier 2025. Rimsky-Korsakov : nouvelle transcription de Shéhérazade (version originale d’Etsuko Hirose)… LIRE notre présentation du concert de la pianiste Etsuko Hirose : https://www.classiquenews.com/paris-espace-bernanos-recital-detsuko-hirose-piano-sam-25-janvier-2025-rimsky-korsakov-nouvelle-transcription-de-sheherazade-version-originale-detsuko-hirose/