Déplacer l’écoute, régénérer la sonorité des pièces de Rameau, éclairer en particulier l’architecture polyphonique du Dijonais en en individualisant chacune des voix… les défis et les enjeux, comme les apports que permet la harpe de Constance LUZZATI sont multiples. Et comment passer du clavecin idiomatique à la harpe ? C’est un Rameau réestimé, rééclairé qui surgit sous les doigts enchantées de la harpiste : son nouveau cd, « ENHARMONIQUE » est le fruit d’une pensée recréative, réalisée par une interprète hors normes et audacieuse qui ose et réussit le pari de la délicate transcription… ENTRETIEN pour CLASSIQUENEWS.
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CLASSIQUENEWS : D’une façon générale, qu’apporte la transcription des pièces de Rameau à la harpe ? Quelles qualités de l’écriture de Rameau, la harpe met-elle en lumière?
CONSTANCE LUZZATI : La question est très pertinente : il est évident que Rameau apporte à la harpe, mais on peut légitimement se demander ce que la harpe apporte à Rameau. Comme toute transcription, elle permet de redécouvrir l’oeuvre sous un jour nouveau : ça ne sonne ni comme du clavecin, ni comme de la harpe habituelle, et cela déplace réellement l’écoute. C’est ce que permet une nouvelle interprétation, mais ici l’écoute est renouvelée de façon plus radicale. J’aurais tendance à considérer que chaque oeuvre est un « objet musical » aux multiples facettes, et que la totalité de son existence serait la totalité des interprétations qui peuvent en être faites. Chaque interprétation, chaque enregistrement en livre alors une partie, et ne peut jamais toucher au « tout » de l’oeuvre. Entre deux interprétations pour clavecin, il y a deux éclairages différents. Entre une interprétation de clavecin, une de harpe et une d’accordéon, c’est toujours la même oeuvre mais vue sous des éclairages et sous des angles encore plus différents.
La harpe souligne la qualité incroyable de la polyphonie de Rameau, parce que l’on peut, comme au piano d’ailleurs, ciseler, dessiner chacune des voix en modulant l’intensité de celles-ci. Au clavecin, on peut changer d’intensité par grands blocs, en changeant de clavier, en couplant les deux pour qu’ils sonnent doublement, mais on ne peut pas faire varier l’intensité de chaque son, de chaque partie de manière aussi fine et souple qu’on peut le faire à la harpe.
Le timbre de la harpe, tout en étant fondé sur des cordes pincées comme celles du clavecin dont il rappelle lointainement le son, a une résonance particulière. En la maîtrisant pour la limiter (sinon elle brouillerait le discours musical), elle peut créer un léger halo qui renforce encore le caractère poétique des pièces tendres : l’entretien des muses, les soupirs, les tendres plaintes, l’enharmonique, le rappel des oiseaux… s’accommodent particulièrement bien de la migration du clavecin vers la harpe.
CLASSIQUENEWS : A quelles difficultés avez-vous été confrontée dans le processus de transcription ? Dans cet acte, y-a-t-il réduction ou recréation inventive ?
CONSTANCE LUZZATI : La résonance, qui est un atout dans les pièces poétiques, est un handicap dans les autres ! Il faut sans cesse jongler entre les sons à jouer et les sons dont on interrompt la résonance : il y a comme une partie cachée qui n’est pas écrite, où certains doigts se posent sur les cordes pour en interrompre le son pendant que d’autres se posent sur d’autres pour les tendre et les jouer. Comme la musique est déjà très dense, l’interprète aurait déjà bien à faire sans cette « troisième main » ! Mais ce « ménage » perpétuel est incontournable : les pièces de clavecin, conçues pour un instrument dont les sons s’interrompent sitôt les doigts partis des touches, seraient sans cela inaudibles.
J’ai choisi Rameau pour ce premier disque de transcriptions solo, et ces pièces plutôt que d’autres, précisément parce qu’il n’y a pas de nécessité d’adapter le texte écrit, à l’exception de quelques passages de virtuosité dont l’écriture est particulièrement idiomatique du clavecin. C’est le cas par exemple dans les Cyclopes, où Rameau invente plusieurs figures qu’il nomme « batteries », qui auront un succès fou et seront beaucoup reprises dans les oeuvres des compositeurs qui viennent après lui. L’une d’entre elles, qui fait alterner les deux mains à chaque note comme les baguettes d’un tambour, où la gauche passe par dessus la droite, est très harpistique. Le résultat est moins percussif qu’au clavecin mais vraiment réussi. L’autre figure, qui est un geste de main gauche qui a une énergie et une puissance folle au clavecin, est un enfer à la harpe. Il faut réécrire un peu à cet endroit, et le résultat n’a pas tout à fait autant de panache qu’au clavecin.
Je n’ai pas envie de recréer et réécrire quand cela n’est pas nécessaire, même pour rendre les pièces plus accessibles à la harpe, parce qu’alors elles deviendraient idiomatiques de la harpe et perdraient leur si intéressante étrangeté. Les recréer pour en faire des oeuvres de harpe ôterait une grande partie de leur sel.
CLASSIQUENEWS : Pour vous quel imaginaire sonore, Rameau exprime-t-il dans ses Pièces ? Musique pure voire abstraite ? portrait ou dramaturgie cachée ?
CONSTANCE LUZZATI : En 1724, l’idée qu’une musique puisse être « pure » ou « abstraite » ne fait tout simplement pas partie du paysage esthétique. La musique, comme les beaux-arts, est un art qui s’inscrit dans ce qu’on nomme l’esthétique de l’imitation, c’est-à-dire un art qui fait référence à autre chose qu’elle même : aux passions humaines, à l’essence des choses de la nature, ou à leur effet sur l’homme. Cela ne veut pas dire pour autant que les pièces sont des descriptions pittoresques. Il me semble que chez Rameau, on navigue toujours entre les deux, allant jusqu’à la description dans les cas les plus extrêmes et humoristiques, et se rapprochant d’une musique presque seulement musique dans les pièces sans titre poétique. Les mouvements de danse, comme l’allemande de la suite en mi dont j’adore la densité et la grande tenue, ne sont pas faits pour être dansés et hormis une puissante carrure rythmique, la danse n’y est plus qu’un souvenir lointain. La référence y est donc ténue. À l’inverse, la poule, sous laquelle est écrit « cococodaï », fait avec un trait aussi appuyé que possible penser à une poule qui caquète, puis des poules qui caquètent ; le mouvement saccadé évoque aussi le mouvement de tête de la poule qui picore, ou sa marche hachée. Dans cette pièce, rien n’interdit l’interprète ou l’auditeur de se construire une dramaturgie intérieure, et bien malin qui pourra dire si c’était le cas dans l’imaginaire de Rameau. Les sauvages sont aussi une pièce évocatrice très fameuse, dont les grands sauts dans l’écriture de main gauche, incongruité dans l’écriture mélodique de l’époque, sont réellement sauvages à exécuter à la harpe !
Quand l’écriture implique un imaginaire extra musical nettement présent, ils s’agit plutôt d’une couleur donnée à l’ensemble de la pièce que d’une « histoire » cachée derrière le portrait. Les pièces à titre évoquent toutes un imaginaire, parfois impalpable (les tendres plaintes, l’entretien des muses), parfois plus évident (noblesse de la Dauphine, étrangeté des Cyclopes, légèreté de la joyeuse), à moins que le titre ne fasse référence à une caractéristique purement musicale, comme c’est le cas de l’Enharmonique.
CLASSIQUENEWS : Durant la préparation puis la réalisation de ce programme, y-a-t-il des éléments que vous avez découverts ? Une anecdote concernant l’enregistrement proprement dit ?
CONSTANCE LUZZATI : Un déplacement ; j’étais très séduite par les pièces à titre (les cyclopes, l’entretien des muses et le rappel des oiseaux en tête) avant l’enregistrement… je crois que ma prédilection va désormais à l’allemande, dont l’intérêt me semble inépuisable, la puissance expressive et intellectuelle stupéfiantes.
Une confirmation : la poule et les cyclopes font mal au bras !
Une anecdote : on a jonglé (Marie-Ange Carrez et Sylvie Lannes, ingénieure du son et directrices artistiques) entre les vrais et les faux oiseaux. Nous avons eu la chance d’enregistrer dans le cadre idéal qu’est l’abbaye de Royaumont, dont se dégage sérénité, concentration, et beauté. La nature y est très présente, du renard que l’on croise dans le jardin le soir… aux oiseaux qui pépient ferme, même en décembre ! C’est pendant l’enregistrement de la suite en mi et le rappel des oiseaux qu’ils se sont le plus précisément manifestés. On les a évités, interrompant les prises de son lors de leur prise de parole, mais avec le recul, je me demande si l’on aurait pas dû accepter ces invités surprise….
CLASSIQUENEWS : Que représente ce disque comme jalon dans votre parcours d’interprète ? Vers quel autre champs de recherche et de réalisation tend-t-il ? ou quel domaine de votre travail approfondit-il ?
CONSTANCE LUZZATI : C’est LE disque que je voulais enregistrer depuis longtemps. J’avais déjà participé à pas mal d’enregistrements en musique de chambre (récemment au coffret Charlotte Sohy, avec le quatuor Hermès et Mathilde Calderini pour le label Elles creative women, ou La Montagne magique avec le Quatuor Lontano)… mais c’est très différent de prendre soi-même en main la réalisation d’un disque solo ! Il faut que les planètes soient bien alignées, parce que cela implique bien d’autres choses que de seulement enregistrer le programme dont vous rêvez.
J’ai commencé à transcrire des pièces de clavecin dès le début de mes études musicales : j’avais fait du clavecin et j’adorais ce répertoire, je trouvais celui de la harpe un peu trop étroit ; j’avais envie de pousser les murs et je me suis donc intéressée à la musique contemporaine et à la musique ancienne, aux deux bouts de la chaîne. Ce sont toujours mes deux passions pour ce qui concerne le répertoire à jouer seule, alors qu’en musique de chambre, je m’épanouis autant dans la musique du 19ème siècle que dans celle du 21ème.
J’avais débuté par de la transcription tous azimuts : Frescobaldi, Froberger, Bach bien sûr, Scarlatti, Couperin, Rameau… puis je me suis vraiment spécialisée dans la musique française du 18ème, à laquelle j’ai consacré cinq années pleines dans le cadre d’un doctorat d’interprète. J’avais envie de diffuser ce travail de recherche par l’enregistrement des pièces et pas uniquement par la production d’un écrit copieux, parce qu’il s’agit avant tout de recherche vécue avec l’instrument.
Je voulais commencer par une monographie, pour laquelle Rameau était une évidence : parce que c’est un compositeur dont j’aime toute la musique, qu’il ne pose pas les problèmes d’ornementation trop dense pour la harpe que pose la musique antérieure (de Couperin par exemple), et qu’il ne frise pas avec les limites du bon goût comme la musique postérieure, que j’adore mais qui tire son charme de son côté « too much ».
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Je vais continuer ce travail d’enregistrement de transcriptions de musique du clavecin vers la harpe, à la fois du répertoire français, mais en choisissant des pièces qui comportent plus de risques que celles de Rameau. Je suis encore en réflexion sur la ligne de démarcation à poser entre risque galvanisant et profitable musicalement, et transcriptions kamikazes. Il y a aussi un aspect corporel à prendre en compte : même avec une préparation physique adaptée, certaines pièces très idiomatiques du clavecin et pas du tout de la harpe sont un peu dangereuses à travailler trop longtemps.
Dans un registre moins incertain, il y a tout un répertoire italien et allemand que j’enregistrerai sous peu, qui me semble aller tout autant de soi que l’enregistrement des Rameau.
J’ai par ailleurs de plus en plus envie de développer à nouveau le volet création contemporaine dans ma vie d’interprète, qui a été un peu mis de côté pendant ce temps de recherche dévolu à la musique ancienne. Il reprend avec le trio Haydée, que nous avons fondé cette année avec la mezzo soprano Marielou Jacquard et la flûtiste Anastasie Lefebvre de Rieux (nous jouons Edith Canat de Chizy et Edith Lejet cet été), et j’ai très envie de le développer aussi dans mes programmes solo, pour susciter des créations qui entrent en résonance avec des oeuvres de musique ancienne, sans que leur langage ne perde rien à sa contemporanéité.
Propos recueillis en juin 2023
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LIRE aussi notre CRITIQUE du CD ENHARMONIQUE. RAMEAU par Constance LUZZATI (1 cd PARATY – CLIC de CLASSIQUENEWS 2023) :
https://www.classiquenews.com/critique-cd-evenement-lenharmonique-rameau-constance-luzzati-harpe-1-cd-paraty/
Rameau soigne ses auditeurs ; il prévient quant à la modernité de son écriture et rythmique et harmonique en particulier dans les précautions rédigées pour l’écoute de L’Enharmonique (ici, ultime pièce des Nouvelles Suites de 1728 et qui donne le titre de l’album) : l’oreille nouvelle pourra s’accommoder de ses audaces d’écriture pour peu que l’interprète « attendrisse le toucher », « suspende de plus en plus les coulez »… Utile précaution de la part d’un auteur parmi les plus inattendus et surprenants du XVIIIème…
CRITIQUE CD événement. L’ENHARMONIQUE. RAMEAU / Constance Luzzati, harpe (1 cd Paraty)