En 1720 le compositeur et théoricien Benedetto Marcello a tancé vertement les moeurs et les usages en cours dans le pléthorique opéra vénitien. La vision acerbe et quelque peu conservatrice du compositeur a pointé l’incompétence malhonnête des impresarii, l’inculture des interprètes, la superficialité des compositeurs. Sous l’identité passablement déguisée du compositeur Aldiviva, Benedetto Marcello a exposé, selon lui, l’exemple du pire que pouvait produire la musique « à la mode » dans la Venise des doges. Quelques décennies après, Carlo Goldoni et Carlo Gozzi, deux des plus grands hommes de théâtre et d’esprit de la Lagune, ont repris la même complainte dans leurs Mémoires respectives. N’en parlons pas d’un Lorenzo da Ponte qui, à l’aube du XIXème siècle, fera état des mêmes lamentations sur l’opéra à Vienne. L’opéra, art de tous les excès, n’a jamais laissé indifférent et a marqué ainsi les esprits de toutes les époques. Qu’il émerveille ou qu’il agace, cet art du chant et du théâtre a permis à des fins esprits tels Carlo Goldoni de s’en emparer et, tout en soulignant les travers d’en susciter une émotion désopilante ou touchante face à la vie errante des artistes et leur inconscience égotique.
Il Teatro alla moda
L’Impresario de Smyrne fut créé en 1760 au Teatro San Luca à Venise. Le San Luca existe toujours et porte le nom de l’illustre Goldoni désormais. Curieuse coïncidence, cette pièce a été créée sur le plateau d’une des premières scènes d’opéra de Venise, là où des créations telles que Pompeo Magno de Cavalli, L’Orfeo de Sartorio ou Germanico sul Reno de Legrenzi ont vu le jour. Dans la production goldonienne, L’Impresario de Smyrne se place entre La Locandiera et la célèbre Trilogie de la villégiature. Au moment de sa création, Goldoni était aussi un librettiste d’opéra extrêmement demandé et apprécié. Il ne faut pas oublier que le dramaturge dit dans ses célèbres Mémoires que de toute son oeuvre, ce sont les livrets d’opéras et opéras comiques dont il a toujours été le plus fier. Malgré une critique acide sur les abus des « professionnels » de l’art lyrique, Goldoni ne fait que déclarer une flamme passionnée pour la ronde des muses qu’est l’opéra.
Alors que le monde opératique subit de plein fouet le ressac incessant des crises que vit notre monde, était-il judicieux de présenter une pièce sur les petitesses du grand opéra? D’aucuns y pourraient voir leurs reproches s’y incarner. Heureusement que l’intelligence et le savoir faire de Laurent Pelly et d’Agathe Mélinand ont réussi a en faire surtout une fable humaine et subtile. Comme l’évoque le proverbe mexicain: « L’amour n’empêche pas de connaître les travers d’une personne« , Laurent Pelly et Agathe Mélinand nous proposent une vision touchante mais sans concession de l’opéra vénitien baroque qui dévoile aussi certains défauts de celui du XXIème siècle. Dans l’art comme dans la nature, ce n’est pas la perfection qui est la clef de la beauté – l’absolu n’est qu’illusion -, c’est le subtil équilibre entre défauts et qualités qui rendent les choses belles et inaltérables. Cette mise en scène, d’une simplicité apparente, est une lettre d’amour manifeste à l’opéra, les théâtre, ses artistes et toute la ruche qui s’affaire autour d’eux. Les personnages sont des aventuriers dans l’esquif poussé souvent par des vents intéressés mais avec l’horizon d’une représentation réussie. Nous nous sommes embarqués dans la vision de Laurent Pelly avec enthousiasme.