lundi 10 février 2025

CRITIQUE, théâtre musical. PARIS, Théâtre de l’Athénée, le 5 mai 2024. GOLDONI: L’Impresario de Smyrne. N. Dessay, J. Mossay, Antoine Mine… Ensemble Masques / Laurent Pelly.

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En 1720 le compositeur et théoricien Benedetto Marcello a tancé vertement les moeurs et les usages en cours dans le pléthorique opéra vénitien. La vision acerbe et quelque peu conservatrice du compositeur a pointé l’incompétence malhonnête des impresarii, l’inculture des interprètes, la superficialité des compositeurs. Sous l’identité passablement déguisée du compositeur Aldiviva, Benedetto Marcello a exposé, selon lui, l’exemple du pire que pouvait produire la musique « à la mode » dans la Venise des doges. Quelques décennies après, Carlo Goldoni et Carlo Gozzi, deux des plus grands hommes de théâtre et d’esprit de la Lagune, ont repris la même complainte dans leurs Mémoires respectives. N’en parlons pas d’un Lorenzo da Ponte qui, à l’aube du XIXème siècle, fera état des mêmes lamentations sur l’opéra à Vienne. L’opéra, art de tous les excès, n’a jamais laissé indifférent et a marqué ainsi les esprits de toutes les époques. Qu’il émerveille ou qu’il agace, cet art du chant et du théâtre a permis à des fins esprits tels Carlo Goldoni de s’en emparer et, tout en soulignant les travers d’en susciter une émotion désopilante ou touchante face à la vie errante des artistes et leur inconscience égotique.

 

Il Teatro alla moda

L’Impresario de Smyrne fut créé en 1760 au Teatro San Luca à Venise. Le San Luca existe toujours et porte le nom de l’illustre Goldoni désormais. Curieuse coïncidence, cette pièce a été créée sur le plateau d’une des premières scènes d’opéra de Venise, là où des créations telles que Pompeo Magno de Cavalli, L’Orfeo de Sartorio ou Germanico sul Reno de Legrenzi ont vu le jour. Dans la production goldonienne, L’Impresario de Smyrne se place entre La Locandiera et la célèbre Trilogie de la villégiature. Au moment de sa création, Goldoni était aussi un librettiste d’opéra extrêmement demandé et apprécié. Il ne faut pas oublier que le dramaturge dit dans ses célèbres Mémoires que de toute son oeuvre, ce sont les livrets d’opéras et opéras comiques dont il a toujours été le plus fier. Malgré une critique acide sur les abus des « professionnels » de l’art lyrique, Goldoni ne fait que déclarer une flamme passionnée pour la ronde des muses qu’est l’opéra.

Alors que le monde opératique subit de plein fouet le ressac incessant des crises que vit notre monde, était-il judicieux de présenter une pièce sur les petitesses du grand opéra? D’aucuns y pourraient voir leurs reproches s’y incarner. Heureusement que l’intelligence et le savoir faire de Laurent Pelly et d’Agathe Mélinand ont réussi a en faire surtout une fable humaine et subtile. Comme l’évoque le proverbe mexicain: « L’amour n’empêche pas de connaître les travers d’une personne« , Laurent Pelly et Agathe Mélinand nous proposent une vision touchante mais sans concession de l’opéra vénitien baroque qui dévoile aussi certains défauts de celui du XXIème siècle. Dans l’art comme dans la nature, ce n’est pas la perfection qui est la clef de la beauté – l’absolu n’est qu’illusion -, c’est le subtil équilibre entre défauts et qualités qui rendent les choses belles et inaltérables. Cette mise en scène, d’une simplicité apparente, est une lettre d’amour manifeste à l’opéra, les théâtre, ses artistes et toute la ruche qui s’affaire autour d’eux. Les personnages sont des aventuriers dans l’esquif poussé souvent par des vents intéressés mais avec l’horizon d’une représentation réussie. Nous nous sommes embarqués dans la vision de Laurent Pelly avec enthousiasme.

Sur le plateau, Natalie Dessay est une comédienne idéale. Elle incarne Tognina, la grande diva vénitienne avec une aisance qui sait savamment unir la dérision avec le pathétique. Son personnage est « over the top » mais demeure touchante par cette fragilité qui détermine les personnalités extraverties. Nous sommes gâtés avec un « Sposa son disprezzata » de Gasparini/Vivaldi d’une Griselda adaptée par Carlo Goldoni lui-même. Vite, qu’on donne à Natalie Dessay l’espiègle Mirandolina de l’éternelle Locandiera et, pourquoi pas un jour aussi d’autres rôles fantastiques chez Gozzi ou Audiberti !

 

Le reste de la distribution a un engagement plus mitigé. Nous saluons la fabuleuse incarnation d’Antoine Minne dans plusieurs rôles et la subtilité du jeu de Julie Mossay dans la fausse modeste Bolognaise. En revanche, nous restons assez perplexes face à la fadeur du jeu de Jeanne Piponnier. Les simagrées de Thomas Condemine dans le rôle du primo uomo n’ont rien d’exagéré finalement dans son personnage d’Arlequin de circonstance. Cependant celles d’Eddy Le Texier dans les rôles de Nibio et de l’impresario de Smyrne, tombent à plat surtout avec un surjeu qui nuit à l’humour de Goldoni. Damien Bigourdan est vraiment désopilant et touchant dans son rôle de ténor-pierrot, hélas vocalement il ne nous touche guère dans une transposition d’un des plus beaux airs du Paride ed Elena de Gluck, totalement hors-sujet et d’un anachronisme agaçant. Hélas, Cyril Collet dans le rôle du retors Comte Lasca n’a pas réussi à donner l’épaisseur de roué à son personnage. Son jeu manque cruellement de contrastes appuyant notamment des répliques surjouées et criées alors qu’il aurait pu naturellement saisir la feinte colère, la menace voilée ou l’irritation avec une élocution plus subtile.

 

Une pièce sur l’opéra ne pouvait manquer de musique, et c’est un trio de l’Ensemble Masques qui s’est attelé à la tâche d’illustrer cette ambiance délétère des intrigues opératiques vénitiennes. Violon, violoncelle et clavecin, touché par Olivier Fortin, ont interprété des arrangements chambristes d’extraits de Vivaldi (évidemment), de Gasparini, Pergolesi et Gluck (pourquoi?). Le choix des airs et musiques laisse plus que pensif. Alors que Goldoni a écrit force livrets d’opéras et opere buffe, le choix ne semble pas contraint autrement que par le manque de volonté. Le fantasme constant qu’ont les artistes de se soustraire à la recherche pour « plaire » au public doit cesser sous peine de désintéresser le public et le complaire dans les habitudes mortifères de la médiocrité. Alors que des pages entières de Galuppi, Piccinni, Sacchini et même Haydn auraient pu composer le programme musical, totalement contemporain à peu de choses près de la pièce et son propos, on se retrouve à entendre des airs « tubes » et des transpositions malheureuses. Il est temps que les artistes cessent d’avoir peur de s’engager pour le répertoire, un bon illustrateur sait choisir les bonnes images et défendre un savoir faire. Il apparaissait en écoutant le programme musical qu’il avait été conçu non pas pour faire un clin d’oeil au grand Goldoni, fier de ses livrets, mais pour rassurer le bourgeois et flatter l’instituteur.

 

L’opéra est toujours un sujet, heureusement pour l’art lyrique qu’il ne tombe pas dans l’indifférence. Puisse-t-il continuer finalement à être toujours un objet de passions et d’excès, ces débats contrastés ne le rendent que plus immortel

 

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CRITIQUE, théâtre musical. PARIS, Théâtre de l’Athénée, le 5 mai 2024. GOLDONI: L’Impresario de Smyrne. N. Dessay, J. Mossay, Antoine Mine… A. Mélinand / L. Pelly. Photos (c) Dominique Breda.

 

VIDEO : Trailer de « L’Impresario de Smyrne » de Carlo Goldoni selon Laurent Pelly au Théâtre de l’Athénée

 

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